Après la vague d’introductions en Bourse de SPAC des deux côtés de l’Atlantique en 2021, un grand nombre de ces coquilles vides qui lèvent de l’argent en vue de procéder à des acquisitions ont échoué à tenir leurs promesses. Si la dégradation de l’environnement financier observée l’an dernier a participé à ce constat, elle n’explique toutefois pas tout.
DANS LA MYTHOLOGIE GRECQUE, Pégase symbolise la bravoure et la réussite, deux qualités qui ont valu à ce cheval ailé, auteur d’une série d’exploits divins, de recevoir de la part de Zeus le don d’immortalité. Dans l’univers boursier, ce nom revêt une image sensiblement moins héroïque. Plus grand « special purpose acquisition company » (SPAC) coté sur le Vieux continent, les équipes de Pegasus Europe ont en effet été contraintes d’annoncer, début mai, sa liquidation. Soutenue par Tikehau Capital, Financière Agache (holding de Bernard Arnault), Jean- Pierre Mustier (ex PDG de la banque italienne Unicredit) et Diego De Giorgi (ex BofA Merrill Lynch et Goldman Sachs), cette entité avait levé 484 M€ dans le cadre son introduction en Bourse en avril 2021, avec l’ambition de mener à bien une acquisition dans un délai de 24 mois. En vain ! Petit réconfort néanmoins pour ces acteurs, leur autre SPAC, Pegasus Entrepreneurs, est quant à lui parvenu à ses fins en mai 2022 en rachetant FL Entertainment, groupe de divertissement spécialisé dans la production et la distribution de contenus (Banijay) ainsi que les paris sportifs en ligne (Betclic). Autre lot de consolation, s’il en est, l’échec de Pegasus Europe n’est pas un cas isolé. Loin s’en faut.
Plus de 200 liquidations depuis 2022
Tirant parti de l’euphorie qui avait gagné les marchés financiers quelques mois après le déclenchement de la pandémie de covid-19, de nombreux investisseurs avaient décidé dès mi-2020 de relancer une pratique en vogue durant les années 1970-1980 aux États-Unis, consistant à coter des SPAC. Il s’agit de « coquilles vides » ou de sociétés dites « chèque en blanc », dont la raison d’être consiste à lever de l’argent auprès d’autres investisseurs, dans l’attente de mettre la main sur un actif puis de fusionner avec lui. Corollaire de ce rapprochement, la cible acquise devient directement cotée, sans avoir à passer par un processus d’IPO coûteux, chronophage et à la finalité incertaine. D’après le fournisseur de données financières PitchBook, plus de 1 330 SPAC ont ainsi été créés et cotés entre 2020 et 2022 dans le monde, en large majorité outre-Atlantique (environ 950). À l’instar de Pegasus Europe la plupart d’entre eux disposaient de deux ans pour dénicher la perle rare. Or le cabinet Mayer Brown relève, dans une note parue début mai, que 71 SPAC ont été liquidés au cours du seul premier trimestre, après 145 sur l’ensemble de 2022. Parmi les principales liquidations annoncées à ce jour, on retrouve celles, outre-Atlantique, de Pershing Square Tontine (4 Mds$ levés), de KKR Acquisition Holdings I Corp (1,38 Mds$) et d’Austerlitz Acquisition Corp II (1,38 Mds$ également). En Europe, outre Pegasus Europe, Hedosophia European Growth (441 M€) et ESG Core Investment (250 M€) occupent ce triste podium, avec entre les deux le « corporate SPAC » du groupe Accor, baptisé AAC (300 M€).
La crainte d’une faible liquidité des titres
Le plus souvent, les promoteurs des véhicules liquidés ont mis en avant le changement brutal d’environnement financier en 2022, marqué notamment par le vif regain d’inflation, la décélération de la croissance ou encore la hausse sensible des taux d’intérêt, pour justifier ce dénouement. De l’avis des banquiers, d’autres paramètres ont également pesé. « En début d’année 2021, trois SPAC se cotaient chaque jour, rien qu’aux États-Unis !, rappelle Pierre Troussel, co-responsable Equity Capital Markets pour la France, la Belgique et le Luxembourg chez Société Générale. Dans la mesure où beaucoup se sont positionnés sur les mêmes secteurs, en particulier la tech, nous avons pu observer un véritable goulet d’étranglement, avec une multiplication des SPAC candidats à une acquisition et, face à eux, un nombre réduit de cibles de qualité ». Cette situation n’a toutefois pas empêché les équipes des SPAC de négocier avec de nombreux prospects qui, soit ne leur ont pas donné satisfaction, soit ont manifesté une fin de nonrecevoir. « À la différence d’une IPO classique, une entreprise qui se cote via un SPAC ne choisit pas ses futurs actionnaires, puisque ceux-ci seront les investisseurs du SPAC, pointe un autre banquier. De plus, au regard de la valorisation des cibles et de la taille des SPAC, le flottant du nouvel ensemble est généralement très réduit, autour de 10 % en moyenne. Cette faible liquidité est souvent perçue comme un handicap par les actionnaires de la cible, au sens où celle-ci pourrait nuire aux performances futures du cours de Bourse ». En partie pour cette raison, en France, Colis Privé avait par exemple préféré décliner l’offre du SPAC Dee Tech, au profit de celle de CMA CGM.
Des investisseurs peu convaincus
Voyant la date butoir pour procéder à un rachat approcher, certains sponsors de SPAC se sont alors résolus à proposer à leurs propres investisseurs des cibles, un peu par défaut. « Pour pouvoir despac-er, ils se sont tournés vers des entreprises de plus petite taille, de moindre qualité et qui, parfois, évoluaient dans des domaines qui n’étaient pas ceux fixés initialement, relate un troisième banquier. Puisque les frais liés au sourcing et aux opérations de due diligence des cibles restent à la charge des sponsors d’une part, et puisque ces derniers bénéficient d’une incitation financière lorsqu’ils bouclent une transaction, plusieurs ont considéré qu’il valait mieux un mauvais deal qu’une absence de deal ». Ayant leur mot à dire face aux projets qui leur étaient présentés, les investisseurs des SPAC n’ont toutefois pas été dupes et ont massivement demandé à être remboursés. « Signe de leur défiance, ces demandes de remboursement, dites "redemption", n’ont cessé d’augmenter au fil des derniers mois, constate Pierre Troussel. De l’ordre de 10 % en moyenne début 2021 aux États- Unis, ce taux a atteint 60 à 70 % fin 2021, avant de dépasser 80 % depuis 2022, avec parfois des pics au-delà de 95 % ».
Des performances boursières décevantes
Du côté des défenseurs des SPAC, on préfère regarder le verre à moitié plein, en rappelant que plus de 500 véhicules ont mené à bien leur deSPACing depuis 2020, dont une cinquantaine depuis le début de l’année. En France, Deezer et Teract se sont introduits en bourse en 2022 à la suite de leur fusion avec un SPAC, respectivement I2PO et 2MX Organic. Si ces cotations sont bienvenues pour la réputation des special purpose acquisition companies, le compte n’y est pourtant pas en termes de performances boursières. De fait, Mayer Brown a évalué que près de 90 % des émetteurs cotés depuis 2019 via un SPAC affichaient, à la fin du premier trimestre, un cours boursier inférieur au prix d’introduction. Et l’écart n’est pas mince puisqu’il s’inscrit à -46 % en moyenne en Europe et à -65 % en moyenne aux États-Unis ! « Ce n’est clairement pas la meilleure publicité qui soit pour convaincre les investisseurs de réinvestir dans des SPAC d’une part, et les entreprises de faire racheter par un SPAC d’autre part, regrette un banquier. Dans ce contexte, les SPAC me semblent d’ores et déjà être devenus de l’histoire ancienne ». Jusqu’à la prochaine vague ?