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Le droit au silence du dirigeant face à un enquêteur ou un juge

Lorsqu’un dirigeant d’entreprise est amené à être auditionné, voire mis en garde-à-vue, le droit français lui permet de garder le silence face aux questions des officiers de police judiciaire et du juge. Quelle est la portée de ce droit ?
  Comment cette prérogative est-elle appréciée par les magistrats ?

Entretien avec Emmanuel Marsigny, associé du cabinet Skadden Arps et Marc Cimamonti, procureur général de la cour d’appel de Versailles

Quelle est la portée du droit au silence ?

Emmanuel Marsigny : Le droit au silence est aujourd’hui pleinement consacré par la loi française, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), le Conseil constitutionnel et la chambre criminelle de la Cour de cassation. Il est le corollaire nécessaire et indispensable de la présomption d’innocence et au droit de ne pas s’auto-incriminer. Si ce droit est désormais bien ancré dans le droit positif, sa portée et les conséquences de son exercice restent encore à améliorer dans la mesure où son introduction dans notre procédure pénale, fondée historiquement sur l’aveu judiciaire, a été une véritable révolution copernicienne. Il a longtemps été considéré, comme Jeremy Bentham l’écrivait au xixe siècle, que « l’aveu est une confession de bouche, le silence est une confession de fait ».

Dans la pratique, exercer son droit au silence peut être considéré comme un aveu de culpabilité. Je rappelle que dans le procès V13, par exemple, face au silence de l’un des accusés, le ministère public avait indiqué « si le silence est un droit, il ne doit pas profiter aux accusés ». La Cour de cassation, dans une autre affaire, a considéré que si on ne pouvait pas uniquement condamner à raison de l’exercice du droit de se taire, le silence pouvait néanmoins être retenu parmi d’autres éléments pour valider la décision de condamnation. Il y a donc encore beaucoup de chemin à faire pour convaincre l’ensemble des acteurs de la chaîne judiciaire que l’exercice de ce droit fondamental ne peut d’aucune manière être retenu contre celui qui l’utilise.

Ce droit fondamental a été généralisé en droit français en différentes étapes. Y voyez-vous une américanisation du droit continental ?

Marc Cimamonti : Ce droit au silence a connu une évolution sur le long terme. La jurisprudence de la CEDH s’appliquait uniquement en matière de garde-à-vue, c’est-à-dire durant la phase de l’enquête. Mais en mai 2014, une loi a transposé une directive européenne pour généraliser ce droit à toutes les étapes de la procédure pénale, embrassant ainsi les auditions libres, les comparutions devant le juge d’instruction, devant la cour d’assises, etc. Puis, l’article préliminaire du code de procédure pénale, instauré par la loi dite confiance dans l’institution judiciaire de décembre 2021, a généralisé le droit de se taire et l’a autonomisé du droit à l’assistance d’un avocat. Le Conseil constitutionnel le considère depuis comme le corollaire de la présomption d’innocence, inscrit à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789.

Aujourd’hui, le droit au silence infuse
au-delà du droit pénal, en matière disciplinaire notamment mais aussi en droit administratif. En réalité, sa seule limite est qu’il doit concerner une procédure susceptible de se terminer par une sanction ayant valeur de punition. Certains y voient une américanisation du droit français, mais je pense que comparaison n’est pas raison. Se parjurer est susceptible de poursuites pénales aux États-Unis, mais ce dispositif n’existe pas en France où l’on a le droit de se taire et de mentir.

Emmanuel Marsigny : Perdurent néanmoins en droit français des dispositions qui présentent une antinomie à ce principe fondamental. Je pense par exemple aux saisies de téléphone portable. Le propriétaire est contraint de donner le code de déverrouillage, sauf à commettre une infraction pénale. Comment concilier cette obligation légale avec le droit de ne pas s’auto-incriminer ? Interrogée, la Cour de cassation a pourtant validé la condamnation. Nous attendons la position de la Cour européenne des droits de l’Homme à ce sujet. Aux États-Unis, cette pratique est clairement identifiée comme étant contraire au Ve amendement, car elle va de pair avec l’interdiction de
s’auto-incriminer et le droit de garder le silence.

Pourquoi est-ce important de rappeler ce droit de se taire au dirigeant à tous les stades de la procédure ?

Emmanuel Marsigny : Dans le cadre d’une enquête, d’une audition libre, d’une garde-à-vue,
la loi fait obligation, à peine de nullité, de signifier ce droit à la personne entendue. Il y a parfois chez les dirigeants une réticence à exercer ce droit, notamment quand ils sont convoqués comme suspects dans le cadre d’une audition. Certains y voient une sorte d’aveu de culpabilité. Mais l’exercice du droit au silence au stade de l’enquête devrait justement avoir pour effet de concentrer le débat pénal sur la preuve et non sur les explications données par une personne suspectée d’avoir commis une infraction. Le fait de replacer la preuve au centre du débat pénal et non sur l’appréciation portée sur des explications fournies m’apparaît être une nécessité et l’exercice du droit au silence l’un des moyens d’y parvenir.

S’agissant de la responsabilité pénale des dirigeants et des personnes morales, dans la plupart des cas, les auteurs suspectés des infractions sont connus et l’enquête n’a pas vocation à les identifier. Elle cherche le plus souvent à déterminer si les faits sont susceptibles d’une qualification pénale. Or dans ce cadre, l’exercice du droit au silence prend toute sa place. Et d’autant plus lorsque le contradictoire n’est pas encore ouvert au stade de l’enquête préliminaire. Dans certains dossiers, il peut être prudent de ménager ses droits et d’exercer son droit au silence afin de ne pas être pris en défaut ou être surpris par une question. Il convient en effet d’apporter des réponses circonstanciées aux officiers de police judiciaire et non évasives, voire approximatives, à raison de l’ancienneté des faits ou de leur complexité.

Comment appréhendez-vous le silence
d’un dirigeant interrogé au stade de l’enquête ? Le percevez-vous comme un refus de coopération ?

Marc Cimamonti : En matière économique et financière, de manière schématique les enquêteurs mènent d’abord des perquisitions et analysent les documents saisis, pour ensuite interroger les mis en cause pour apprécier la valeur de ce qui a été découvert. Les déclarations constituent les éléments de preuve que les enquêteurs vont chercher en dernier. C’est en cela que les diligences de ces procédures sont différentes de celles menées en contentieux pénal général, où l’on a longtemps été prisonniers de la preuve orale.

Emmanuel Marsigny : En pratique, si les auditions arrivent en dernier, après un ou deux ans d’enquête préliminaire et après les perquisitions, elles sont pourtant menées selon une logique totalement accusatoire. Généralement les procès-verbaux sont déjà prérédigés et peuvent comporter une centaine de questions fermées n’ayant pour objectif que de confirmer l’interprétation faite par un enquêteur, selon une construction totalement accusatoire. Ce schéma peut justifier l’exercice du droit au silence afin de rétablir l’égalité des armes et notamment la possibilité d’analyser, à son tour, l’intégralité des pièces saisies notamment lors des perquisitions menées chez des tiers.

Marc Cimamonti : Lorsque les affaires sont complexes et qu’il est décidé de ne pas ouvrir une information judiciaire, je préconise aux parquets d’ouvrir le contradictoire au terme de l’enquête, avant de prendre la décision de poursuivre ou pas. Dans le temps de la garde-à-vue, avec les limites de l’accès au dossier, on risque à défaut de ne pas avoir une approche globale du dossier alors que le contradictoire peut la favoriser. Une telle démarche permet ensuite de mieux cibler la poursuite.

A contrario, comment appréhendez-vous l’aveu ? Est-ce une preuve de culpabilité suffisante ?

Marc Cimamonti : Il y a un recul significatif de la preuve orale (l’aveu, le témoignage) pour des raisons multiples et notamment la technicisation de notre société. En matière économique et financière, on va chercher la preuve de manière objective et technique à travers des saisies de documents papiers et désormais pour l’essentiel numériques.

Au stade du jugement d’une affaire criminelle, j’explique toujours au jury qu’il existe des preuves techniques qui sont objectives, et des preuves plus subjectives (témoignages, déclarations de l’accusé…) qui viennent corroborer ces dernières. Il convient de faire une balance probatoire entre les deux. C’est d’ailleurs ce que prévoit l’article préliminaire du code de procédure pénale : une condamnation ne peut être uniquement fondée sur des déclarations qui ont été données sans faire usage du droit au silence. Il faut une appréciation probatoire d’ensemble et dépasser la preuve unique de l’aveu.

Emmanuel Marsigny : Les magistrats du siège condamnent sur le fondement de l’intime conviction. Ce que vous appelez « preuve subjective » apparaît comme un oxymore et relève pour moi de l’intime conviction et de l’impression que peut générer des preuves « objectives » agrémentées, ou pas, d’explications.

Marc Cimamonti : Les preuves que j’appelle subjectives, ce sont les preuves orales, déclarations de témoins, victimes, mis en cause. Les preuves objectives consistent dans des investigations techniques et scientifiques de ce fait moins contestables (investigations téléphoniques et numériques, vidéo, rapports d’expertise toxicologique, médicolégale, génétique…).

La preuve orale doit être considérée de manière attentive, mesurée et réservée. Il suffit d’entendre en audience un témoin, préalablement auditionné par les enquêteurs trois ou quatre ans auparavant, pour s’en rendre compte. Les éléments de langage et les souvenirs ne sont pas toujours similaires. L’aveu et la preuve orale ne peuvent suffire pour emporter l’intime conviction. Il n’est pas possible de fonder une condamnation seulement sur des déclarations du mis en cause qui aurait été faites sans l’assistance d’un avocat ou sans notification du droit de se taire.

Continuer à se taire durant l’audience
constitue-t-elle une bonne stratégie de défense ?

Emmanuel Marsigny : L’exercice d’un droit n’est pas une stratégie. Chaque affaire est particulière, mais il peut exister des dossiers où il est urgent d’exercer ce droit au silence pour laisser au ministère public, sur lequel repose la charge de la preuve, la responsabilité de démontrer au tribunal que les faits sont caractérisés sur le fondement de preuves objectives. L’avocat a toujours le droit de plaider pour le compte du prévenu qui, lui, pourra exercer son droit au silence. Reste une question fondamentale pour le conseil qui est de savoir jusqu’où il peut aller dans les explications qu’il donne à côté d’un client qui se tait ? C’est toute la difficulté de l’exercice.

Marc Cimamonti : Le silence durant l’audience vient finalement percuter le principe d’oralité des débats qui est consubstantiel au jugement. Le positionnement de l’avocat est alors particulièrement difficile. La première vocation du droit de se taire est au stade de l’enquête, c’est-à-dire à un stade non contradictoire. Après, au moment du jugement, il paraît un exercice abstrait.

Quelle place ce débat sur le silence a-t-il dans le cadre du développement de la justice négociée ?

Emmanuel Marsigny : Jusqu’en 2020, la signature d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) imposait la reconnaissance des faits, même si en cela la loi n’interdisait pas de garder le silence durant les échanges préalables. Depuis 2020, on peut signer une CJIP sans avoir à reconnaître sa culpabilité. Au contraire, la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) ne laisse pas de place au droit au silence puisque, comme son nom l’indique, elle impose une reconnaissance préalable de culpabilité. C’est d’ailleurs globalement le cas pour la quasi-totalité des modes alternatifs de règlement des conflits au pénal.

Marc Cimamonti : Les dispositions de l’article préliminaire du code de procédure pénale s’appliquent théoriquement en matière de CRPC. Donc formellement, on devrait pouvoir rappeler aux personnes interrogées qu’elles peuvent se taire, ce qui semble curieux dans ce type de procédure puisqu’un dialogue doit par essence se nouer. En tout état de cause la loi prévoit que si la CRPC n’aboutit pas, les déclarations faites dans ce cadre et les documents produits ne pourront être exploités dans la suite de la procédure devant les juridictions.

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