Laisser carte blanche à ses collaborateurs pour phosphorer pendant leur temps de travail et ainsi les amener à développer des innovations, cette stratégie a plutôt réussi à 3M historiquement. Adepte de cette méthode depuis le début du 20e siècle, le groupe américain en a notamment tiré l’un de ses best-sellers, le post-it, sorti de l’imagination d’un de ses salariés (Arthur Fry) en 1968. Ce n’est que vingt ans plus tard que deux chercheurs, Gabrielle A. Brenner et Reuven Brenner, donneront un nom au phénomène : l’« intrapreneurship », issu de la contraction d’« internal » et d’« entrepreneurship ».
Une accélération dans les années 2010
L’intrapreneuriat, en français, désigne une démarche par laquelle un ou plusieurs employés, en association avec leur organisation, s’engagent et portent à leur initiative des activités innovantes et créatrices de valeur. Habituellement structurée, celle-ci se déploie dans le cadre de programmes d’intrapreneuriat que Véronique Bouchard, professeur de stratégie et d’organisation à EMLyon Business School, définit comme « un ensemble de ressources, d’actions, de processus, d’outils managériaux et de formes organisationnelles mis en place pour favoriser l’adoption d’approches entrepreneuriales au sein d’entreprises établies ». D’abord plébiscitées outre-Atlantique, de telles initiatives ont commencé à se démocratiser dans les années 1980, avant de gagner l’Europe et de monter en puissance au début du millénaire, lors de la révolution Internet. « Cette pratique a ensuite connu une forte phase de développement dans les années 2010 », constate Marion Moliner, corporate program manager au sein du Village by CA Paris, qui accompagne des grands groupes dans la mise en œuvre de telles stratégies.
Divers objectifs recherchés
Aujourd’hui, ils sont nombreux à y recourir, à l’image d’EDF, Bouygues, Naval Group, Michelin, Safran, Saint-Gobain, Apicil… D’une entreprise à l’autre, le lancement de ce type de stratégie répond à des motivations diverses, qui peuvent d’ailleurs être amenées à évoluer au fil du temps. Initiée il y a six ans, « la démarche d’intrapreneuriat visait au départ avant tout à sensibiliser et à former nos collaborateurs sur les problématiques d’innovation et de design thinking », témoigne Franck Moine, directeur innovation, data & IA au sein du groupe Bouygues. Dans la mesure où les idées développées ne s’inscrivaient pas toujours dans le core business du groupe, le programme a ensuite muté. « Nous partons dorénavant de projets déjà amorcés, soutenus par des sponsors, et cherchons à les accélérer. Même si cette approche permet moins de faire émerger des innovations de rupture, elle se traduit non seulement par de meilleurs taux de succès, mais aussi par le développement de produits ou services apportant une réelle valeur ajoutée à nos différents métiers ». Devenu un acteur de premier plan dans l’univers de la constructech, UBY, aujourd’hui filiale de Bouygues Construction, a ainsi vu le jour dans ce cadre.
Même son de cloche chez EDF, où de nouvelles activités ont également émergé par le biais de l’intrapreneuriat – c’est par exemple le cas d’Exaion (services numériques), d’Oklima (contribution carbone) et d’Urbanomy (conseil stratégique énergie et climat) –, ainsi que chez Naval Group. « Cette stratégie contribue non seulement à faire émerger de nouveaux produits ou services, mais aussi à améliorer la relation avec les clients dans la mesure où les projets intrapreneuriaux visent en premier lieu à traiter des douleurs (ou problème) client », relate Fabrice Poussière, directeur communautés innovation et intrapreneuriat du leader européen du naval de défense. Dans l’édition 2024 de son Baromètre de l’intrapreneuriat, la société Yumama, spécialiste des plateformes de management de l’innovation, constate que le « business » s’impose comme le principal enjeu des programmes (89 %), devant la « transformation » et la « performance » (52 %).
Une logique d’arbitrage
Partie intégrante des stratégies d’innovation des groupes concernés, l’intrapreneuriat peut aussi se poser comme un complément utile au M&A. Du reste, les deux voies sont généralement au cœur d’arbitrages. « Lorsqu’une idée émerge, nous examinons d’abord s’il existe des acteurs déjà positionnés sur ce segment précis. À partir de là, nous arbitrons ensuite entre l’intérêt de nouer un partenariat avec l’un d’eux, de le racheter ou de développer le projet en interne », décrit Franck Moine, dont l’approche est largement partagée. « Dans l’univers de l’amorçage, nous nous posons systématiquement la question entre le rachat d’un acteur existant – ou une prise de participation à son capital – et le développement du projet en interne », prévient Vincent Vidal, chef de projet incubation chez EDF. Aux yeux de ce dernier, l’intrapreneuriat tend même à apporter des plus-values, notamment sur un plan RH. « Au-delà du strict arbitrage financier par rapport à une acquisition, le recours à l’intrapreneuriat répond avant tout à une volonté d’exploiter des actifs différenciants du Groupe EDF, de créer plus facilement des synergies et de mettre en avant des personnes qui ont vocation à devenir des leaders au sein du groupe ». De fait, « compte tenu de l’expérience qu’a pu emmagasiner le collaborateur dans un délai très court, le fait de suivre un tel programme constitue pour lui un formidable accélérateur de carrière, avec des promotions internes à la clé », complète Vincent Vidal.
Des écueils à éviter
Dans ce domaine, EDF est loin d’être un cas isolé. « L’intrapreneuriat représente une opportunité de révéler et de fidéliser des talents, et de développer des compétences entrepreneuriales dans un cadre sécurisé. Il peut aussi servir de tremplin vers des postes à plus forte responsabilité ou vers des projets stratégiques pour l’entreprise », abonde Marion Moliner. Autant de bénéfices potentiels qui ne doivent toutefois pas masquer les nombreux échecs inhérents à de telles démarches. Selon Yumana, seul un projet sur huit en moyenne verrait en effet le jour ! Les causes sont parfaitement identifiées. « Si le projet ne bénéficie d’aucun soutien en interne (sponsor), il est voué à l’échec. En outre, les intrapreneurs ne sont généralement pas détachés suffisamment et de manière assez officielle », informe Marion Moliner. Les collaborateurs tendent à être libérés à hauteur de 20 % à 40 % de leur temps de travail, mais beaucoup sont amenés dans les faits à continuer d’assumer leurs missions habituelles parallèlement à la conduite de leur projet intrepreneurial. « Lorsque l’on est manager, il n’est pas simple de libérer un collaborateur sur lequel on comptait, reconnait Fabrice Poussière. Il est donc important de les sensibiliser en amont sur le bien-fondé de la démarche ». À cela s’ajoutent d’autres écueils fréquents, comme le financement du programme et « le fait de considérer que les intrapreneurs sont des entrepreneurs, notamment sur les phases d’accélération/scale », relate Marion Moliner. Sur ce dernier aspect, les professionnels insistent en effet sur la nécessité de trouver le juste milieu. « Tout en aidant les salariés dans la mise en œuvre des démarches, les coachs du programme doivent également leur laisser suffisamment d’autonomie de façon à leur permettre de développer leur fibre intrapreneuriale », poursuit Fabrice Poussière.
Une bonification avec le temps
Alors que la durée d’un programme est généralement comprise entre six et douze mois, depuis le lancement de l’appel à projet jusqu’à la fin du processus d’accélération, les entreprises qui goûtent à l’intrapreneuriat ont tendance à pérenniser la démarche. De bon augure, à en croire les observations de Yumana. Dans son baromètre, la société met en avant une corrélation positive entre l’ancienneté de cette stratégie et le temps consacré par les intrapreneurs à leurs projets. Avec, à la clé, des chances de succès maximisées.
Un manque de valorisation
Le manque de gratification des collaborateurs impliqués ressort comme l’une des principales limites des programmes d’intrapreneuriat déployés par les entreprises. Un constat qui se vérifie sur un plan financier, d’abord. Dans son baromètre 2024 dédié à cette pratique, Yumana constate en effet que 31 % seulement des intrapreneurs reçoivent une incitation financière pour leur implication. En termes d’accompagnement à la sortie du dispositif, ensuite. « Si le projet ne va pas à son terme, la réintégration des collaborateurs concernés peut être délicate à gérer. À ce titre, il est essentiel de préparer « l’après » le plus en amont possible », relève Franck Moine, directeur innovation, data & IA au sein du groupe Bouygues. En termes d’évaluation des compétences, enfin. Yumana fait par exemple remarquer que seules 4 % des groupes proposent une certification à l’issue du programme. « Il y a un travail étroit à mener avec les RH pour valoriser le parcours du salarié au sein du programme », confirme Fabrice Poussière, directeur communautés innovation et intrapreneuriat chez Naval Group.