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Vers un nouvel équilibre entre créanciers et actionnaires ?

Trois ans après la transposition de la directive européenne sur la restructuration et l’insolvabilité, la mise en application de la classe de parties affectées (CPA) a été inaugurée dans les restructurations emblématiques d’Orpea et Casino mais aussi dans des dossiers de PME moins médiatisés.

Exit les « comités de créanciers », place aux « classes de parties affectées »… Loin d’être une modification sémantique cosmétique, c’est un véritable changement de paradigme qu’a induit l’ordonnance du 15 septembre 2021 assurant la transposition en droit français de la directive européenne « Restructuration et Insolvabilité ». Cette première directive visant à une harmonisation totale du droit des faillites au sein de l’Union européenne est entrée en vigueur depuis plus de trois ans aujourd’hui, provoquant un bouleversement en profondeur dans le rapport de force entre créanciers et débiteurs dans un pays longtemps considéré trop « debtor-friendly ». 

Plus de flexibilité

« Le nouveau système a une approche beaucoup plus économique que le système précédent, pointe un avocat spécialisé en restructuring. Il permet beaucoup de flexibilité au débiteur et à l’administrateur judiciaire pour déterminer quels seront les créanciers ou les parties affectées, incluant le cas échéant les détenteurs de capital, dans chacune des classes de parties affectées. » 

La procédure mise en place est en effet différente des comités de créanciers, dont le nombre était limité et qui, bien souvent, réunissaient des créanciers aux intérêts éminemment divergents. Ainsi, plutôt que de réunir l’ensemble des créanciers chirographaires (fournisseurs, banquiers non sécurisés, obligataires), alors même que leurs intérêts et processus de prise de décision sont fondamentalement différents, les classes de créanciers les distinguent. Cette nouvelle répartition des créanciers est laissée à l’appréciation de l’administrateur judiciaire, mais ne peuvent se retrouver dans la même classe ni des créanciers avec et sans garantie ni des créanciers avec des niveaux de subordination différents. « Le champ d’interprétation de la communauté d’intérêts est assez large pour créer différentes classes de créanciers et peut relever de stratégies de dilution de dissidents dans de grandes classes élargies ou a contrario de multiplier les classes en fonction des plans que l’on veut faire passer et des oppositions identifiées », prévient une avocate rodée sur le sujet. D’autant que certains intérêts des créanciers sont ignorés par le débiteur et l’administrateur judiciaire au moment de la constitution des classes, notamment quand certains créanciers ont souscrit à des instruments anonymes comme ce fut le cas pour l’ex-numéro un des Ehpad Orpea, rebaptisé Emeis Group.

Réduire les blocages

L’autre changement induit par cette réforme est l’introduction du très poétique « cross-class cram-down » qui permet, dans certaines conditions, d’imposer un plan voté à la majorité des classes à celles qui l’ont rejeté. Le but de ce mécanisme est de neutraliser la capacité de blocage des classes « hors de la monnaie », c’est-à-dire n’ayant plus de poids économique compte tenu de la valorisation de l’entreprise. Il a été spectaculairement illustré lors de la sauvegarde accélérée du groupe coté Orpea, qui a permis l’adoption du plan de restructuration malgré l’opposition des créanciers « non sécurisés », qui se sont retrouvés massivement dilués, et des détenteurs de capital, dont les titres ont perdu toute valeur. 

La restructuration financière du groupe d’Ehpad, endetté à plus de 9 Mds€ et dont le plan de sauvegarde accélérée a été arrêté par le tribunal de commerce de Nanterre en juillet 2023, a été le plus grand théâtre de mise en application du mécanisme de CPA. À l’occasion du vote du plan de sauvegarde du groupe, sur les dix classes constituées, six ont approuvé le projet de plan à la majorité des deux tiers, trois à la majorité simple et une classe, les porteurs d’Oceane, l’ayant rejeté. Faute de majorité requise pour l’ensemble des classes concernées, le contentieux engagé par les porteurs d’Oceane a donné lieu à un arrêt de la cour d’appel de Versailles le 22 juin 2023 en faveur de l’exécution du plan. Le dossier Orpea est ainsi l’incarnation de cette nouvelle désacralisation du droit de propriété des actionnaires dont les titres ont perdu toute valeur, en faisant primer des critères économiques d’intérêt réel afin de faciliter les restructurations.

Idem pour l’emblématique restructuration de Casino fin 2023 où 16 classes de parties affectées sur 17 ont approuvé le plan proposé à la majorité requise (plus des deux-tiers). Unique créancier de la classe n° 2 de Casino Participations France au titre d’une garantie consentie à son bénéfice, Green Yellow Holding a voté contre, ce qui n’a pas empêché le tribunal de commerce de Paris d’approuver le plan par jugements rendus le 26 février 2024. 

Plus récemment, fin juin, l’enseigne de prêt-à-porter « Don’t call me Jennyfer » a obtenu une nouvelle chance d’échapper à l’hécatombe qui frappe le secteur de l’habillement et illustré la mise en place de la procédure de classes de partie affectées sur une échelle industrielle avec quelque 800 créanciers. Le tribunal de Bobigny a approuvé le plan de continuation de la griffe de mode pour les adolescentes, un an après son placement en RJ. Le management a réussi à convaincre un de ses partenaires chinois, Sinoproud, d’investir 15 M€ dans le sauvetage de la marque, tandis que les créanciers de Jennyfer ont consenti une réduction significative des 125 M€ de passif qui grevait son bilan. Dans le cadre du dispositif des CPA, le tribunal a adopté le plan de continuation grâce aux votes favorables de onze classes de créanciers sur les douze appelées à se prononcer et à une application forcée interclasses de ce plan. Concrètement, les quelque 800 créanciers, répartis sur douze classes en fonction de leur communauté d’intérêts et des sûretés dont ils disposent, ont consenti à quelque 80 M€ de write-off sur les 125 M€ du passif de Jennyfer. « Les classes les plus sécurisées ont obtenu un remboursement à 100 % et d’autres ont eu droit à 20 % du montant de leurs créances, précise Charlotte Fort, associée du cabinet d’administrateurs judiciaires FHBX qui a mené le plan. Nous avons réussi à innover sur cette procédure en incitant les bailleurs à consentir à des ajustements de loyers à venir en contrepartie d’un meilleur remboursement de leurs dettes antérieures. » Ces mesures devraient donner une bouffée d’oxygène à l’enseigne, victime d’une crise de trésorerie il y a un an, malgré le plan de relance mené par son repreneur en 2018, Sébastien Bismuth, à la tête de la marque masculine Celio. Malgré la série noire qui frappe le secteur, cette issue prouve la pertinence de ce nouveau dispositif pour convaincre les créanciers des différentes classes, y compris ceux qui disposaient du privilège de new money, de consentir à des efforts pour tenir l’équilibre d’un plan de sauvetage de la dernière chance.

Risque de dévoiement dans les petits dossiers

« Dans les dossiers de place avec des protagonistes entourés de conseils, le rapport de force équilibré est garant de bonnes pratiques », assure un expert du restructuring, qui s’inquiète plus pour des dossiers de PME où certains créanciers bancaires détenteurs de garanties de l’État pour leurs PGE ont intérêt à la liquidation immédiate pour toucher leurs garanties, contrairement aux autres créanciers chirographaires. Et on peut dire qu’avec la première mise en place effective des classes de parties affectées dans le jugement de sauvegarde accélérée du fournisseur alternatif d’électricité BCM Energy en avril 2022, les praticiens ont été quelque peu perplexes par le traitement réservé aux créanciers PGE, qui, à l’inverse des trois autres classes de créanciers, ont dû concéder un abandon de 90 %, soit exactement la part garantie par l’État. Ce risque de dévoiement des classes de parties affectées a également été pointé dans le jugement rendu en février 2023 par le tribunal de commerce de Pontoise, portant sur la restructuration de la PME Unhycos spécialisée dans le commerce de gros de produits d’hygiène, parfumerie et beauté bon marché vers le Maghreb. Après la perte du marché algérien, son principal débouché, la société a vu fondre son chiffre d’affaires de 33,4 M€ en 2019 à 10,4 M€ en 2022, avec à la clé 14,3 M€ de passif dont 9,1 M€ de dettes bancaires.
Placé en redressement judiciaire, Unhycos n’atteignant pas les seuils pour bénéficier des classes de parties affectées, a obtenu une dérogation du juge commissaire. S’engouffrant dans la brèche, l’administrateur judiciaire, en charge de ce dossier, a fait en sorte d’en créer huit, en saucissonnant les créanciers fiscaux et sociaux, les clients créditeurs, les actionnaires, les fournisseurs domestiques, ceux hors de France, les banques, les crédit-bailleurs et les bailleurs. Grâce à cette manœuvre dilutive, les établissements bancaires, qui étaient de très loin les principaux créanciers, se sont vu imposer via un cross-class cram-down un abandon de 86 % de leurs créances, le solde étant rééchelonné sur une durée de dix ans, sans changement de contrôle de la société. Avec la démocratisation de ce dispositif qui s’applique aux entreprises employant au moins 250 salariés et réalisant un chiffre d’affaires d’au moins 20 M€, ainsi qu’aux sociétés générant plus 40 M€ de chiffre d’affaires sans minimum d’effectif, il est à craindre que les dérives se multiplient avant que la jurisprudence ajuste le tir pour respecter l’esprit de la réforme.

 

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