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Le couple investisseur/manager à l’épreuve du temps

Dans un contexte de sorties grippées, l’allongement de la durée de détention peut menacer les équilibres dans un LBO et remettre en cause le sacro-saint alignement d’intérêts entre dirigeants et investisseurs.

Six ou sept ans, ça peut paraître long quand on avait prévu d’en passer trois ou quatre avec le même actionnaire financier avant de se séparer lestés de belles plus-values de part et d’autre. Or, le désert transactionnel de ces derniers mois a sérieusement grippé une machine bien huilée qui faisait tourner les actifs au bout de deux à trois ans de détention avec des multiples à la hausse à chaque tour. Selon les données de LSEG (ex-Refinitiv), les acquisitions d’entreprises françaises par des fonds ont chuté de deux tiers en valeur pour s’établir à 11 Mds$ en 2023, réduisant à 20 % la part du private equity dans le marché du M&A français pour ce millésime, alors qu’il pesait plus de 40 % en 2022. Sur le large cap, les process avortés ou reportés se sont multipliés, comme Kereis, mis en vente par Bridgepoint pour plus de 2 Mds€ et retiré à l’automne dernier faute d’offres suffisantes, ou le logisticien Staci, dont Ardian espérait au printemps 2023 plus d’1 Md€, avant de rétropédaler face à la frilosité des candidats au rachat. « En dehors des très beaux actifs et de quelques secteurs protégés, acheteurs et vendeurs n’ont pas réussi à faire converger les valorisations, analyse un banquier d’affaires spécialisé sur le haut du mid-market. Les vendeurs ont généralement acheté à des multiples élevés, en haut de cycle, et ne veulent pas réduire leur performance. Côté acheteur, les modèles ne peuvent pas tourner à ce niveau de prix avec un coût de la dette qui a doublé et qui réduit la marge de manœuvre sur ce levier. » Cet attentisme a de quoi user les nerfs des dirigeants dont la lassitude transparaît plus ou moins explicitement. Tel ce patron de cabinet de conseil qui vient de troquer son fonds minoritaire contre un autre et qui appuie expressément sur les vertus de son nouvel actionnaire, par opposition aux défauts de l’ancien… Dans l’univers aseptisé du private equity où la parole est très contrôlée, ce relâchement dans le politiquement correct en dit long sur la détérioration de la relation de certains couples dirigeants/ fonds d’investissement.

Des « manpack » sous l’eau

Pourtant, si les dirigeants reprochaient à leurs sponsors LBO d’être pressés de sortir à peine entrés et de les entraîner dans des process incessants qui les éloignent de leur business, ils pourraient se réjouir d’un retournement de cycle leur offrant plus de temps et justifiant l’accompagnement de long terme brandi par les actionnaires financiers…Pas si simple ! « La principale conséquence à l’allongement de la durée de détention pour les dirigeants est financière », rappelle Ronan Lebraut, fondateur du LBO Club, un nouveau réseau de dirigeants sous LBO qui réunit plus d’une centaine de managers répartis de manière équilibrée entre le small, le mid et le large cap. « Le report de la sortie au-delà du délai envisagé initialement remet systématiquement en cause les seuils de déclenchement du management package, d’autant plus si ce dernier est indexé sur le TRI, et pas sur le multiple », poursuit l’ancien patron d’Etanco, qui a connu trois LBO en 15 ans avant la vente de son entreprise spécialisée dans les fixations dans le bâtiment à un industriel américain en 2022 pour une belle valorisation de 725 M€. Entre-temps, il avait côtoyé IK pour un premier buyout en 2008 qui n’a duré que trois ans, puis 3i avec lequel il a passé un cycle allongé de sept ans avant qu’il n’entame son dernier LBO avec ICG en 2018 pour un triennat final. « En tant que dirigeants, nous avons toujours un prisme entrepreneurial et pas financier, a fortiori quand c’est notre premier LBO où on n’est aucunement préparé à la subtilité de l’ingénierie financière et à la nécessité de mettre à jour les waterfalls en cas de prolongement de la durée de l’actionnariat », témoigne Ronan Lebraut, qui a justement créé le LBO Club pour partager les bonnes pratiques entre dirigeants aux expériences variées du monde du private equity. D’après un premier baromètre publié par ce club en février, réalisé auprès de 78 dirigeants sous LBO, de tout secteur d’activité et de toute taille d’entreprise, les managers ont bien intégré la contrainte que fait peser l’environnement sur les perspectives de sortie. Seuls 37 % d’entre eux envisagent un changement d’actionnaire financier dans les douze prochains mois. Le coût du financement est ainsi perçu comme un frein dans le timing de sortie pour 42 % des décideurs et près des deux tiers des répondants pensent que leur secteur d’activité est impacté par la baisse des multiples. 

Réajustement
des valorisations

Même sur des volumes de transaction plus faibles, l’érosion des valorisations a en effet été actée pour l’année 2023. Sur le segment des PME et ETI européennes, l’indice trimestriel de référence publié par Argos a enregistré un multiple d’acquisition fin 2023 à 9 fois l’Ebitda, au plus bas depuis 2017. Les prix du mid-market perdent ainsi un tour d’Ebitda en un an, les transactions ayant reculé de 10 % en volume et de 25 % en valeur sur le segment de 15 à 500 millions de valorisation. Les transactions qui se sont signées à moins de 7 fois l’Ebitda des entreprises cibles représentent 28 % des transactions analysées, « un niveau très élevé qui traduit la pression à la baisse qui s’exerce sur les prix », indique Argos. À l'inverse, la part des transactions qui se sont conclues pour une valeur de plus de 15 fois l’Ebitda continue de diminuer. Elle ne s’élève plus qu’à 12 % des transactions analysées : c’est deux fois moins qu’au début de l’année 2023. « Cet ajustement des prix à la baisse devrait relancer les transactions dans un environnement global plus stabilisé même s’il reste des incertitudes, notamment en ce qui concerne l’évolution du current trading des entreprises », estime Louis Godron, président d’Argos Wityu. Entre attentisme et acceptation de la nouvelle réalité du marché, les attitudes des vendeurs sont loin d’être homogènes. « Beaucoup de dirigeants d’entreprises n’ont pas encore intégré le changement d’environnement et continuent à espérer des valorisations dignes de la frénésie post-Covid », constate Elodie Le Gendre. « Or, avant de se lancer dans un process qui risque de s’éterniser ou d’avorter, il est primordial de bien appréhender le changement de référentiel du marché et d’anticiper la publication de ses propres indicateurs, car il n’y a rien de pire qu’une mauvaise surprise alors que l’entreprise est en vente », poursuit la fondatrice de la boutique M&A Sevenstones. Surtout, ce n’est pas à l’arrivée de l’échéance du pacte d’actionnaires que le dirigeant doit se préoccuper des conditions de sortie de son investisseur, mais bien avant. « Dans le cadre d’un LBO, l’horloge tourne dès le premier jour, rappelle Elodie Le Gendre. Pour ne pas subir un process qui patine, le dirigeant doit être lui-même force de proposition et étudier en amont les différents scénarios de sortie pour son fonds tout en acceptant les conséquences d’un ajustement des valorisations sur le management package quand les business plan initiaux n’ont pas été réalisés. » Et c’est là souvent où le bas blesse. « Les pratiques de montage de management package sont encore loin d’être homogènes, et certains dirigeants découvrent trop tard que leur manpack ne vaut plus rien à la sortie du fonds », prévient Ronan Lebraut. « À partir du moment où le LBO excède la durée de vie prévue initialement, il est essentiel de réadapter les conditions de déclenchement du package des dirigeants pour maintenir l’alignement d’intérêts », insiste l’ancien patron d’Etanco. De même, la structuration du package et le profil des managers doivent être pris en considération. Dans le cas d’un management de LBO tertiaire ou quaternaire, qui a généralement une partie très significative de son investissement en pari passu, le profil d’investissement identique à l’investisseur majoritaire aide à aligner les intérêts, pour autant qu’une injection additionnelle d’equity ne soit pas requise. Et même dans les cas où l’entreprise performe mieux que prévu et que l’investisseur préfère attendre quelques mois pour obtenir un meilleur prix, l’impatience du management à changer d’actionnaire peut s’avérer d’autant plus justifiée que le manpack ne produit plus son effet émulateur à partir d’une certaine durée… « Les fonds ont tout intérêt à viser un alignement d’intérêt dans la maximisation de la valeur pour neutraliser l’effet inhibiteur d’un management package « capé » dans les dernières tranches de rétrocession », rappelle un banquier d’affaires spécialisé dans le conseil des dirigeants. Car quel sera l’intérêt pour le manager d’aller chercher les paliers de croissance en plus si le partage lui est moins favorable ? Autant les réserver pour le tour d’après et en faire bénéficier un sponsor plus généreux… Loin d’être un long fleuve tranquille, le LBO reste une aventure risquée et un partenariat où le point d’équilibre entre les objectifs des managers, les attentes des fonds cédants et les visées des nouveaux entrants obéit à une équation complexe.

 

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