Vendre sa société à un fonds d’investissement n’est plus le scénario honni par les fondateurs et héritiers d’entreprises familiales, c’est même devenu un choix privilégié pour certains dirigeants soucieux de l’indépendance et la pérennité de leur groupe.
LES TEMPS CHANGENT et les crises qui se succèdent accélèrent des mutations en germe dans le paysage actionnarial français. Longtemps confidentiel, le LBO devient peu à peu la consécration de la réussite entrepreneuriale, détrônant la cotation en Bourse dans le coeur des dirigeants à succès, et offrant une nouvelle voie de transmission aux entreprises familiales en mal d’héritiers. « L’image du private equity s’est nettement améliorée ces dernières années, confirme Michel Degryck, associé fondateur de Capitalmind, boutique M&A spécialisée sur le segment midcap. Les investisseurs français ne sont plus assimilés à des fonds de pension américains et surtout, les nombreux exemples d’entreprises ayant connu de belles histoires de croissance grâce au LBO viennent démentir les vieux préjugés sur les fonds vautour ou sangsue. » En effet, avec la montée du taux de pénétration du private equity dans quasiment tous les secteurs de l’économie française, les entrepreneurs sont entourés de concurrents qui ont doublé ou triplé de taille depuis qu’ils ont goûté aux opérations à effet de levier, tout en sauvegardant l’ADN culturel de la société et parfois le nom de la famille fondatrice.
Des fonds mieux-disants
Mais au-delà de considérations purement sentimentales d’un cédant sur la pérennité de son entreprise et le bienêtre de ses salariés, la rationalité économique plaide également pour le scénario du LBO. Lestés d’une poudre sèche monumentale à déployer en quelques mois, les fonds d’investissement n’hésitent pas à payer très cher les pépites de croissance, paradoxalement bien plus qu’un industriel pourtant porteur de synergies stratégiques. C’est ce que prouve régulièrement l’indice Argos Mid Market de valorisation des PME et ETI européennes. Au quatrième trimestre 2022, et malgré les tensions sur le financement et un environnement économique plus chahuté, les fonds d’investissement ont déboursé en moyenne 10,5 fois l’Ebitda pour leurs acquisitions tandis que les « corporates » ont payé un multiple moyen de 9,8 fois l’Ebitda pour leurs cibles. « Les fonds valorisent une plateforme de consolidation avec le potentiel de croissance externe qu’ils comptent matérialiser pendant leur période de détention, ce qui explique que les industriels aient du mal à s’aligner », décrypte Michel Degrycke. Au point que de plus en plus d’entrepreneurs souhaitent céder la majorité du capital du premier coup sans passer par la case intermédiaire de l’OBO où un fonds entre en minoritaire le temps de préparer la succession.
Exit la case OBO
C’est ainsi l’option choisie par le fabricant grassois de packaging en aluminium Tournaire, aux 90 M€ de chiffre d’affaires, qui a quitté cet automne le giron de la famille fondatrice éponyme pour Motion Equity Partners le valorisant près de 200 M. Ou encore de l’enseigne de mode de grande taille pour hommes Size Factory, aux 20 M€ de revenus, rachetée près de 30 M€ fin 2022 par LBO France à peine plus d’une décennie après sa création par un binôme d’entrepreneurs du e-commerce, Ludovic Chevalier et Christian Jourdier. Souhaitant se lancer dans un nouveau projet, les fondateurs ont d’abord recruté au poste de DG un spécialiste du secteur, Ambroise Fondeur, ex-dirigeant de Lagardère Travel Retail, pour rassurer les fonds sur la continuité managériale. « Le LBO primaire idéal est un spin-off de groupe ou une entreprise familiale qui a déjà anticipé la transmission managériale », estime Jean-Bernard Meurisse, président d’Initiative & Finance. « La configuration où le dirigeant cède la majorité du capital tout en restant aux manettes opérationnelles pose souvent la question de la véritable motivation du vendeur à s’investir réellement dans un nouveau cycle de croissance », poursuit l’associé d’un des fonds small cap historiques du marché, qui a signé huit opérations de transmission en 2022 dont cinq LBO primaires. De fait, le rythme d’un partenariat avec un professionnel de l’investissement n’est pas tout à fait propice à lever le pied pour une préretraite dorée. Les trois premières années surtout sont intenses car le fonds voudra mener au pas de charges les projets de croissance externe ou de conquête de nouveaux marchés pour en récolter le fruit dans les revenus et l’Ebitda de sa participation avant sa sortie. Un timing qui peut générer des tensions avec un entrepreneur habitué à être le seul maître des horloges. « La durée de vie moyenne d’un LBO correspond bien aux cycles de croissance des entreprises, soutient Michel Degrycke. Il est sain de revoir la gouvernance et de construire un nouveau plan stratégique tous les quatre à cinq ans et d’aligner les équipes sur un plan de partage de la création de valeur. Dans les faits, nous observons que les entreprises familiales transmises de génération en génération ne font que très rarement cet exercice et n’ont pas l’opportunité de challenger leur feuille de route face à des investisseurs professionnels. »
Un LBO avant cinquante ans
Aux côtés de ces dynasties familiales qui s’ouvrent peu à peu au private equity, une nouvelle vague de serial entrepreneurs affiche ostensiblement « le LBO avant cinquante ans » comme un objectif quasi-« statutaire ». « Nous avons vu apparaître cette dernière décennie une population de dirigeants plus mobiles, moins attachés sentimentalement à leur entreprise et intégrant plus naturellement une dimension financière à leur statut de manager actionnaire, analyse Jean-Bernard Meurisse.
Ces entrepreneurs de nouvelle génération n’hésitent pas à vendre leur entreprise à la quarantaine pour s’investir dans un nouveau projet, ce qui augmente mécaniquement notre vivier d’opérations ». De leur côté, les investisseurs du lower mid-cap ont aussi évolué dans leur gestion du risque et sont prêts à investir dans des entreprises en pleine transition managériale, en validant un passage de relais encore tout frais entre le cédant et son successeur recruté quelques mois avant le MBO, ou alors en « chassant » eux-mêmes un nouveau manager dans le cadre d’un MBI. Ce dernier scénario est de plus en plus fréquent alors qu’il était encore très minoritaire dans le paysage du private equity français il y a encore quelques années. Ce fut ainsi le cas d’un groupe familial de solutions électroniques dédiées aux systèmes critiques rassemblant cinq sociétés dans le Sud-Ouest et rebaptisé Âgon Electronics à l’issue d’un MBI mené par Argos Wityu fin 2021 en mettant à sa tête un nouveau manager, Bruno Picquart, précédemment directeur général au sein de Safran Aircraft Engines. Il faut dire que l’accès au management package du LBO attire de plus en plus de cadres surdimensionnés qu’une PME n’aurait pas les moyens d’embaucher dans d’autres circonstances.
Les astres semblent donc alignés pour la multiplication des LBO primaires malgré un retournement de conjoncture qui devrait fatalement affecter les valorisations. Si les process prennent plus de temps aujourd’hui, les opérations du small et mid cap souffrent moins des tensions sur le financement que leurs homologues du large cap. Et les sujets de succession se prêtent également moins à l’attentisme ambiant. « Il n’y a pas de timing optimal pour céder une entreprise en croissance car elle vaudra théoriquement toujours plus cher demain qu’aujourd’hui, rappelle Jean-Bernard Meurisse. Mais il ne faut pas oublier qu’un fonds d’investissement achète l’avenir et non le passé et sera donc prêt à payer d’autant plus cher qu’il aura la conviction que l’optimum n’est pas encore atteint ».