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Portrait - Philippe D'Ornano

LA FRANCE DÉNOMBRE 5 400 entreprises de taille intermédiaire (ETI). Elles sont à 70 % personnelles ou familiales. Parmi celles-ci, le groupe Sisley, entreprise de cosmétiques de luxe, qui s’appuie sur une aventure familiale inspirante. À sa tête depuis 2015, Philippe d’Ornano est un dirigeant engagé, attentif et très humain.

« La construction d’une entreprise familiale est une vraie aventure humaine »

Dans un contexte géopolitique et économique dégradé, les investissements des ETI sont demeurés à un niveau élevé en 2022 et l’emploi s’est maintenu. Comment les dirigeants ont-ils réussi à garder le cap ?

Les ETI représentent un quart de l’économie française et sont particulièrement implantées dans les territoires. Les dirigeants ont conscience de porter et de dynamiser l’économie locale à travers leurs investissements et la création d’emplois. Ils construisent leur entreprise dans la durée, car leur actionnariat est le plus souvent constitué d’investisseurs de temps long, qui leur permettent de ne pas surréagir en période de crise. Le groupe Sisley a, par exemple, réalisé un investissement de 65 M€ dans un nouveau centre de logistique et de recherche en mars 2009, en pleine crise économique et financière mondiale. De même, nous avons augmenté nos effectifs français de près de 15 % entre 2020 et 2021. Cette approche économique de long terme a une externalité très positive pour l’économie et présente une grande valeur sociétale. Elle permet de préserver et de maîtriser les savoir-faire, de sécuriser les talents, de développer une industrie qui a un effet multiplicateur sur d’autres services et filières. On ne crée pas les mêmes produits en fonction du terme que l’on se donne. Chacun d’entre eux participe à la construction de la marque. L’objectif n’est pas uniquement de présenter de beaux résultats financiers à la fin d’une année, l’entreprise doit investir dans des recherches pour produire de façon innovante, différente pour, demain, demeurer performante. Dans ce cadre, la stabilité actionnariale est clé.

Vous avez été membre du jury des Trophées de l’Impact organisé en décembre dernier par l’Opinion et l’Agefi. Faut-il être disruptif pour s’assurer que, demain, l’entreprise soit performante ?

Tout dépend des modèles d’entreprises. La performance de certains groupes est plus basée sur l’image, la marque, que sur l’innovation. Mais dans la cosmétique, l’innovation est indispensable car le secteur est en pleine croissance. Il a bénéficié des aspects positifs de la mondialisation, mais il est très concurrentiel. On ne peut pas durablement réussir dans ce secteur sans produits innovants et exceptionnels. C’est un métier très humain et artistique. Je ne sais pas si la disruption est clé pour le développement d’une entreprise, mais généralement le but du chef d’entreprise est de chercher constamment à améliorer son produit, pour le rendre plus efficace, performant et écologique.

Bruno Le Maire porte un projet de loi sur l’industrie verte (cf. son interview en pages 10-11), qui sera présenté au printemps prochain. Il vous a demandé de réfléchir au texte dans le cadre d’une commission. Où en sont vos réflexions et comment peut-on accélérer, selon vous, la mise aux standards environnementaux ?

Les pouvoirs publics ont pris récemment conscience de l’erreur d’avoir laissé la France se désindustrialiser, et d’en porter une grande part de la responsabilité en ayant mis en oeuvre un certain nombre de dispositifs entravant la compétitivité des entreprises. C’est une erreur économique mais aussi écologique car il est plus vertueux pour l’environnement de produire aujourd’hui en France que dans d’autres pays européens, voire dans d’autres continents. La question se pose donc de savoir comment reconstruire l’écosystème français pour qu’il soit compétitif, concurrentiel et si cette réindustrialisation peut contribuer à l’atteinte d’objectifs environnementaux. Nous devons valoriser, vis-à-vis de l’extérieur, ce mix environnemental favorable à la France et encourager des investissements locaux qui seraient utiles pour la planète.

S’agissant de partage de valeur avec les salariés, le gouvernement réfléchit à un nouveau dispositif : le dividende salarié. Quelle est la position du METI1 ?

La France a déjà un dispositif de partage de valeur avec les salariés : l’épargne salariale. Le groupe Sisley compte 33 filiales dans le monde. Nous sommes les seuls au monde à avoir un dispositif, certes coûteux pour les entreprises françaises, mais aussi satisfaisant et pérenne que celui dont la France est dotée. Or, plutôt que d’éventuellement discuter d’améliorations, le travers français est de complexifier en ajoutant un deuxième dispositif, la prime de partage de la valeur, puis possiblement un troisième, le dividende salarié. Alors que la politique salariale est par nature contrainte, car un salaire peut difficilement être baissé en cas de difficultés, l’épargne salariale permet de faire bénéficier à l’équipe des bons résultats de l’entreprise. C’est un outil qui soude la communauté. Il est basé sur le profit de l’entreprise, qui est comptable et indubitable. En liant le partage de valeur au dividende - qui je le rappelle n’est pas un élément comptable mais dépend de la décision des actionnaires - les frustrations peuvent se multiplier rapidement. Si l’actionnaire décide, par exemple durant une année, de ne pas se distribuer de dividende pour permettre à l’entreprise de réaliser un investissement, comment l’annoncer aux salariés qui n’ont pas les mêmes enjeux et qui seront pénalisés par sa décision ? J’ajoute que dans le cadre d’une transmission, pour régler la fiscalité très importante en France réclamée par l’État – en moyenne six à dix ans des profits du groupe – l’entreprise n’a pas d’autres moyens que de distribuer des dividendes. Comment pourrait-elle en plus distribuer des dividendes à ses salariés dans une telle hypothèse ? Le METI propose donc de s’appuyer et de renforcer le dispositif existant d’épargne salariale, en supprimant le forfait social de 20 % sur les sommes données volontairement par l’entreprise en plus de la participation légale. Ce dispositif existe déjà, mais seulement pour les TPE pour la participation, et pour les PME pour l’intéressement. Il nous semble important de développer ce dispositif auprès d’entreprises qui ont la taille adéquate pour vraiment l’utiliser. Cette exonération encouragerait tous les groupes à augmenter la part de participation des salariés aux résultats. Le but serait atteint sans multiplier les dispositifs et la complexité

Dans une entreprise familiale, comment concilier les intérêts des actionnaires familiaux avec ceux du management et des salariés ?

Les intérêts sont plus faciles à concilier dans une entreprise à actionnariat soudé autour d’un projet d’entreprise long. Les familles portent particulièrement ces valeurs, mais elles peuvent concerner également tout actionnaire qui se fixe des objectifs de long terme. Cette approche permet souvent de recruter des manageurs de haut niveau et de construire des équipes solides. Elles sont en attente d’une stratégie de long terme, qui les rassure et leur donne une sécurité. Elles sont attachées à comprendre le sens de leur travail.

Quand on prend la tête d’une entreprise familiale, fondée par ses parents, comment imprimer sa marque ? Faut-il être dans la continuité, la tradition, ou dans la révolution ?

J’ai commencé chez Sisley au poste de représentant, sillonnant la France et visitant mes clients parfumeurs. Le groupe réalisait 15 M€ de chiffre d’affaires et employait 100 salariés. Mes parents et leur toute petite équipe avaient fait le plus dur pendant les dix premières années de l’entreprise. La suite, nous l’avons construite ensemble : le développement de la marque au plan mondial, l’ouverture de filiales en Europe, en Asie… C’était un travail collectif, avec ma famille et, bien sûr, avec notre équipe de management. Le challenge étant d’arriver à s’organiser en interne pour passer à l’étape suivante. La construction d’une entreprise familiale est une vraie aventure humaine. J’ai beaucoup appris avec mon père qui était créatif, énergique, organisé et pragmatique. Il avait à la fois une expérience et des convictions fortes, et savait pourtant s’adapter aux situations. Quand je prends une décision aujourd’hui, je pense qu’au fond, il l’aurait prise lui-même. Mais je ne me pose pas de questions existentielles sur l’héritage que j’ai reçu. J'avance en m’appuyant sur une équipe, une intelligence collective. Je crois qu’à différents stades de développement de l’entreprise, il faut sans doute un profil de management un peu différent.

Comment préparer la génération suivante au pouvoir ?

Une entreprise ne doit pas être dynastique. Dans les affaires, rien n’est jamais acquis et il convient de toujours garder humilité et modestie. Il y a des cas où les groupes familiaux doivent être cédés car l’absence d’unité actionnariale ne permet plus de poursuivre l’aventure sereinement. Quant au management familial, il n’est pas obligatoire. Certaines entreprises ont choisi un manager extérieur à la famille, qui peut tout aussi bien réussir s’il a un cahier des charges établi. Dans notre famille, la prochaine génération dénombre dix enfants. Tous ont fait de très bonnes études, sont travailleurs et s’entendent très bien. La plupart d’entre eux ont effectué des stages dans le groupe Sisley, certains y ont ensuite travaillé. Ma nièce Daria dirige aujourd’hui un service et est très impliquée. C’est important de comprendre, quand on est actionnaire ou qu’on peut le devenir, ce que représente une entreprise comme la nôtre. Nous avons mis en place un pacte d’actionnaires et nous travaillons sur une charte familiale. Quant au management futur du groupe, c’est un autre sujet qui dépend de l’intérêt et de la qualification de chacun.

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