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Isabelle Kocher - « La transition est d’abord un sujet de leadership »

Isabelle Kocher, chairman et CEO de Blunomy et ex-CEO d’Engie, a récemment présidé le groupe de travail, au sein du Club des juristes, qui a publié L’entreprise engagée face aux défis du XXIe siècle. Face à la transition environnementale, elle explique pourquoi de plus en plus d’entreprises transforment les plans RSE historiques en une attitude plus stratégique et proactive, qui vise à garantir leur pérennité. « Devenir future proof » : ainsi pourrait-on qualifier l’enjeu pour les entreprises dans cette période de transition.

 

Le groupe de travail a auditionné
une centaine de personnalités
du monde de l’entreprise, politique et associatif, sur les défis d’avenir des entreprises. Comment ont-elles réagi face à la thématique ?

L’ensemble des personnes interviewées partage le même constat d’une situation inédite. Bien sûr, les entreprises ont toujours innové – c’est la « destruction créatrice » décrite par Shumpeter depuis longtemps-, mais le besoin de transition n’est ici pas généré par une technologie géniale qui déclasse toutes les autres. La photo numérique par exemple, mais également la machine à vapeur, le moteur thermique, sont des technologies qui ont émergé et déclassé très rapidement les technologies précédentes car elles étaient tout simplement plus efficaces. Aujourd’hui, le besoin de transition est généré par un facteur extérieur : celui des limites planétaires. Les entreprises sont obligées de décarboner leurs procédés alors que les solutions ne sont pas complètement claires, ou moins performantes économiquement que les précédentes.

Ce constat pose de nouvelles problématiques. Les plans de transition des entreprises réclament un investissement conséquent, parfois même de renoncer à certaines activités très efficaces et de réapprendre de nouveaux modèles. L’effort initial est important et implique d’accepter que l’entreprise ait un business plan de transition avec une forme en U, alors même que perdure une forme d’incertitude sur l’avenir. Le niveau d’incertitude embarqué est anormalement élevé par rapport à l’innovation schumpetérienne traditionnelle.

Comment les dirigeants abordent-ils le changement des comportements ?

Les dirigeants interrogés partagent l’idée qu’il est dangereux d’attendre, car les bouleversements que ces nouveaux business models supposent sont extrêmement profonds. Ce n’est en général pas juste une technologie nouvelle qu’il faut adopter, mais tout un système qui doit être repensé. Je l’ai vécu dans le secteur de l’énergie, qui a été confronté à la transition bien avant les autres. Les centrales construites étaient historiquement gigantesques, et mettaient en œuvre des processus centralisés et maîtrisés au niveau mondial. Mais quand il a fallu construire une multitude de petites centrales solaires, éoliennes, géothermiques, disséminées sur le terrain, les modes de décision, d’organisation, les flux mêmes d’énergie et de matière ont été complètement bouleversés. Il nous a fallu des années pour nous y adapter et recréer de l’excellence. De la même façon, le développement de l’économie circulaire va bouleverser, de manière très profonde, les organisations des entreprises, le cycle des matières qu’elles utilisent et transforment.

Les dirigeants des entreprises, quelle que soit leur taille, sont en train de tenter de comprendre à quelle vitesse la transition se profile, et ce qu’elle implique. Plus la transformation est anticipée, moins elle sera risquée, plus elle recèlera d’opportunités. Le consensus est très fort pour dire que l’attitude la plus protectrice est d’être proactif : être dans le peloton de tête, et du coup faire partie d’un écosystème de partenaires, de financiers, de talents qui garantisse la meilleure anticipation possible. Il convient également d’être stratégique : avant de « verdir » ses activités, l’entreprise qui travaille sur sa pérennité cherche d’abord à savoir comment ses différents métiers interagissent avec la transition, quelle partie de ses activités va devoir s’arrêter, et à quel terme ? Quelle est la partie qui va bénéficier d’une forte croissance parce qu’elle facilite la transition d’autres acteurs ?

Rappelons que dans la directive CSRD, une partie du texte est assez novatrice. Elle demande ainsi aux entreprises de publier la part des activités à risque de transition, et la part des capex investis dans des activités vertes. Le texte a ensuite dérivé, de mon point de vue, car sur ce socle stratégique s’est greffée une série d’exigences de compliance, de métriques à publier, de centaines d’indicateurs… Le texte est sorti de sa vocation stratégique pour se déplacer vers le terrain de l’audit. C’est à sa dimension stratégique qu’il faudra revenir.

Le groupe de travail propose de repenser la RSE comme un engagement proactif. Expliquez.

Le consensus est très fort pour dire que le concept historique de responsabilité, qui reposait sur le respect de limites explicites posées par le droit, sur une recherche d’imputabilité en cas de dépassement de ces limites et de dommage causé à autrui, puis de réparation, est totalement obsolète.

D’abord, l’axiome implicite sous-jacent qu’il existe un système de limites, qui, s’il est respecté par tous, assure la protection du collectif, est caduque. Nous savons que nous utilisons des technologies (nos véhicules essence ou diesel par exemple) qui accentuent le dérèglement climatique, mais que pour autant il est impossible de les interdire immédiatement. Le premier pilier de la responsabilité a donc sauté. L’imputabilité est impossible à démêler, et la réparation hors d’atteinte.

La proposition de ce rapport est d’associer ‘responsabilité’ et ‘mouvement’ : le comportement le plus responsable est celui qui opère le mouvement de transition le plus rapide possible par rapport aux options accessibles. C’est d’ailleurs bien parce qu’il y a des entreprises qui innovent, défrichent, et valident finalement de nouvelles solutions qui fonctionnent, qu’un jour le régulateur peut imposer telle ou telle norme nouvelle. Nous avons besoin de pionniers qui devancent les obligations réglementaires, et ouvrent des voies pour le collectif. C’est cela que signifie « être responsable » dans ce contexte de transition. Ce nouveau paradigme implique des convictions personnelles du leader, une grande aptitude au dialogue et à la remise en question, et du courage.

Quel est le rôle de la gouvernance de l’entreprise face à ce changement de paradigme ?

Dans cette bascule d’une RSE « compliance » à une attitude stratégique et engagée, les conseils d’administration sont en première ligne. Depuis vingt ans, ils ont été sans cesse plus sollicités sur le registre de la conformité. Mais dès lors que le respect des règles ne suffit plus à garantir la pérennité de l’entreprise ni d’ailleurs celui du collectif, le cœur du métier du conseil d’administration est ailleurs : s’assurer que les équipes dirigeantes de l’entreprise voient arriver la transition, les risques et les opportunités que celle-ci comporte, et travailler avec elles à un projet garantissant l’adéquation de l’entreprise à son contexte et assurant par conséquent sa pérennité.

C’est l’agenda même des boards qu’il faut changer. La plus grande partie du temps passé doit être consacré au projet, à l’analyse des tendances et à ce qui permet de garantir que l’entreprise est « future proof ». Inverser la tendance des dernières années, qui a amené les boards vers des agendas plus administratifs, est vital. Il faut autour de la table du conseil, de l’intuition industrielle, de l’ADN entrepreneurial, pas seulement des gens expérimentés dans le domaine de la compliance.

C’est une autre vision de l’art de gouverner les entreprises qui doit émerger, centrée sur la capacité à faire émerger une vision inspirante et praticable pour l’avenir. La transition est d’abord un sujet de leadership !

Pourtant, l’évaluation de la performance des entreprises ne prend pas en compte leurs investissements pour la mise en place d’une stratégie d’avenir. Comment faire ?

La représentation actuelle de la performance est aujourd’hui essentiellement financière et court-termiste. C’est le couplage des deux qui est problématique, car les paramètres financiers de court terme (cash, EBITDA) indiquent peu de la façon dont l’entreprise s’est dérisquée vis-à-vis de la transition. La partie du chiffre d’affaires directement impactée par les évolutions technologiques à venir n’est pas scrutée. Pourtant, les données disponibles sur les entreprises permettent de comparer de plus en plus finement leur degré de préparation à l’avenir, et de deviner de mieux en mieux celles qui tireront partie de la transition et celles qui en souffriront. Le rapport recommande une diffusion la plus rapide possible de ces nouvelles manières d’appréhender la performance des entreprises et leur valorisation. Il suggère notamment de faire émerger une agence de notation nouvelle génération, et pourquoi pas européenne, qui évaluerait les risques et les opportunités de transition des entreprises ainsi que leur dynamique future probable. Cette information intéresse toutes les parties prenantes directes des entreprises : leurs financeurs, mais aussi leurs collaborateurs, leurs fournisseurs, leurs clients.

Une autre piste intéressante a été soulevée par les contributeurs à ce travail : revoir ce que l’on entend par « investissement responsable ». Pour l’instant, seul un investissement dans une entreprise déjà décarbonée peut être labélisé comme « investissement responsable ». Pourtant, c’est toute l’économie qu’il faut faire pivoter, et tout particulièrement les entreprises lourdement carbonées ou polluantes. Un investisseur qui focaliserait ses investissements sur les entreprises qui transitionnent le plus vite dans leur secteur (sachant qu’on peut mesurer cela de mieux en mieux) ferait évidemment œuvre utile. Ce type de stratégie d’investissement accompagnant le passage « du marron au vert » est de notre point de vue ce dont l’industrie a le plus besoin. Le jour où l’on fera évoluer les textes pour que ce type d’investissement soit reconnu et éligible au label d’investissement responsable que de plus en plus de fonds recherchent, le marché connaîtra un sursaut considérable.

Alors que les États-Unis viennent d’élire un président qui qualifie le réchauffement climatique de « canular », les entreprises françaises ont-elles aujourd’hui les moyens de miser sur cette dynamique de transition dans un environnement mondial toujours plus concurrentiel ?

Le marché européen est le plus grand du monde, autant du point de vue des produits que des services. Quand l’Europe lance le green deal, qui me semble visionnaire, elle crée un marché important pour beaucoup de nouvelles technologies (de batteries, d’électrolyseurs, de production d’énergie renouvelable, de procédés de recyclage, etc). Mais l’Europe ne doit pas tarder à protéger ses propres entreprises, quitte à remettre en cause son parti pris historique de marché ouvert. L’Europe est en effet l’une des rares régions du monde à ne pas exiger de « contenu local » : le fait qu’une partie au moins des solutions (de stockage par exemple) soit produite sur son sol. La mise en place de règles de contenu local me paraît fondamentale : question d’emplois, de dynamique économique, de maîtrise de son propre destin, de rayonnement de nos industries. La politique totalement décomplexée des États-Unis sur ce sujet fournit paradoxalement aux Européens une occasion de changer de pied !

 

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