Le mariage de la vieille ETI industrielle et de la start-up de rupture tient encore parfois de l’union de la carpe et du lapin et pose avec acuité l’enjeu de « polliniser » les métiers classiques de l’acquéreur sans écraser l’agilité et l’ADN disruptif de la cible. Un défi auquel vient de se frotter le groupe picard Poclain, bientôt centenaire et reconnu comme un des experts mondiaux de la fabrication de composants hydrauliques pour engins non routiers. Cet été, l’entreprise industrielle a presque concomitamment pris le contrôle de deux start-up opérant dans la transition énergétique et les services connectés, et reconfiguré son tour de table autour de l’actionnariat familial, représenté par la troisième génération incarnée par Laurent Bataille, président du groupe et détenteur de 60 % du capital.
Liens familiaux
Ce faisant, Poclain resserre tout d’abord ses liens avec le passé familial de la marque créée en 1926 par Georges Bataille, puis rachetée par son fils en 1985 dans le cadre d’un spin off de l’activité hydraulique, après quelques années dans le giron du groupe américain Case-Tenneco. Cette parenthèse de dépossession de la famille Bataille liée aux difficultés de l’entreprise dans les années 1970 sur son marché initial de la pelle hydraulique, n’a fait que renforcer le lien viscéral de cette dynastie d’ingénieurs-inventeurs avec la marque dont le nom est lié à leurs origines agricoles. Sur son site officiel, l’entreprise aime à rappeler qu’il n’y a pas de famille Poclain, mais qu’à l’emplacement choisi par Georges Bataille face à la ferme familiale, se trouvait une mare utilisée anciennement pour le rouissage des fibres du lin. Dans le patois picard, une mare s’appelle une "poche" que l’on prononce "poque". C’est donc la poque à lin devenue par contraction Poclin, puis Poclain, qui donna son nom au lieu-dit, au Plessis-Belleville, dans l’Oise.
Près d’un siècle plus tard, il s’agit d’éviter l’émiettement du capital aux mains d’une demi-douzaine d’héritiers non investis opérationnellement dans l’entreprise, et recentrer l’actionnariat autour de la branche du petit-fils Laurent Bataille. L’ETI organise ainsi la sortie des actionnaires dormants en ouvrant son capital à un pool d’investisseurs menés par Crédit Mutuel Equity (CME), associant deux spécialistes régionaux du capital-investissement, Picardie Investissement et la société de gestion nordiste IRD. En apportant une cinquantaine de millions d’euros dans ce tour de table, ces investisseurs détiennent désormais un quart du capital, le solde, soit 15 %, revient aux salariés, pour la plupart déjà actionnaires du groupe via un FCPE.
Mais sécuriser la stabilité de son actionnariat familial est également un moyen de se tourner vers l’avenir en s’apprêtant à pénétrer de nouveaux terrains de jeu, d’autant que Poclain revendique une culture de l’innovation qui le classe régulièrement dans le top 10 des ETI françaises ayant déposé le plus de brevets, d’après le palmarès publié par l’INPI (Institut national de la propriété industrielle). « L’innovation est ancrée dans l’ADN de Poclain puisque nous consacrons 8 % de notre chiffre d’affaires à la R&D pure et dure, alors que la moyenne du secteur tourne autour de 5 % », précise Frédéric Michelland, CEO de l’ETI picarde depuis trois ans, après avoir été aux manettes du redressement de l’équipementier aéronautique Latécoère, et dirigé des activités chez Nexans.
Forte croissance
Il faut dire que l’industriel implanté dans l’Oise a connu une belle décennie de croissance à deux chiffres, passant de quelque 200 M€ de chiffre d’affaires en 2010 à 400 M€ en 2020, et une nette accélération ces trois dernières années avec des revenus attendus pour 2022 à 470 M€. Une goutte d’eau, cependant, face aux leaders mondiaux que constituent par exemple l’américain Parker ou l’allemand Bosch Rexroth, forts de plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires. Pour se faire une place face à ces mastodontes mondiaux, le pure-player français mise à la fois sur l’innovation et un positionnement de niche qui lui permet d’être présent sur des petites séries et des besoins spécifiques. Poclain a également réduit sa dépendance aux cycles du secteur de la construction, qui pèse 40 % de ses revenus, en développant le marché des machines agricoles qui représente aujourd’hui 30 % de son chiffre d’affaires. « La très forte croissance que nous avons connue depuis trois ans tient à la fois au redémarrage synchronisé des secteurs des machines agricoles et de la construction après la pandémie mais aussi à nos gains de parts de marché par rapport à nos concurrents de taille plus importante mais moins agiles sur certains segments de niches », résume Frédéric Michelland. C’est cette proximité avec ses clients et l’anticipation de leurs besoins pour prendre le virage de la transition énergétique et des services connectés qui a mené Poclain à plancher sur ces deux pistes extérieures à son cœur de compétence dans la mécanique hydraulique. « Nous avons bien sûr commencé par chercher à développer des compétences en interne en recrutant des experts de ces domaines mais nous avons rapidement été confrontés à la difficulté d’attirer ces profils rares et très recherchés dans notre industrie », confie le dirigeant de Poclain.
Greffe culturelle
Qu’à cela ne tienne, si les têtes bien faites préfèrent bosser dans les start-up, il n’y a qu’à faire venir les start-up à l’usine et tenter cette opération délicate de greffe culturelle, sans transformer ces pépites innovantes en coquilles vides, ni faire muer un groupe industriel en société de services. En juin dernier, Poclain a ainsi pris des participations majoritaires dans l’entreprise slovène Emsiso, société d’ingénierie experte dans le contrôle des machines électriques, et la lilloise Samsys, spécialisée dans le recueil de données de machines agricoles. « Nous sommes conscients de l’importance de préserver la capacité d’innover de ces start-up tout en les mettant au service de Poclain », assure Frédéric Michelland qui veut unir le meilleur des deux mondes en offrant également à ses nouvelles acquisitions un terrain d’application industrielle à leurs technologies parfois déconnectées des usages métiers. « Nous ne souhaitons pas brider leur capacité d’innovation en les cantonnant aux seuls cas d’usage de Poclain, 40 % de leurs efforts de R&D seront orientés vers d’autres secteurs et d’autres clients », poursuit le dirigeant. De quoi rassurer la quarantaine de salariés de la société slovène Emsiso, experte dans le contrôle des machines électriques, la conception et la fabrication d’onduleurs qui devrait permettre à Poclain d’intégrer cette brique technologique au cœur de la performance des chaines de tractions électriques et électrohydrauliques. Pour la start-up lilloise Samsys, l’enjeu de choc culturel et d’intégration des ressources humaines est moindre car en plus de la proximité géographique, l’effectif est réduit à 5 collaborateurs. De la pure matière grise au service du groupe employant 2 500 personnes dans 20 pays, et disposant de 9 usines, 21 filiales commerciales et 8 centres de recherches.