Plus des deux tiers des entreprises françaises disposent d’un actionnariat familial. Même si les situations varient d’une société à l’autre, les difficultés qu’elles peuvent rencontrer sont souvent liées à des problèmes de gouvernance, indépendants
du business. Pourtant, la mise en place de dispositifs ou de bonnes pratiques
peut contribuer à limiter le risque de déconvenues.
Galaxie Mulliez (Auchan, Décathlon, Mobivia…), LVMH, L’Oréal, Lactalis, Pierre Fabre, Seb, Bonduelle, Plastic Omnium, Groupe Lemoine… Alors que le tissu hexagonal d’entreprises est composé à plus de 70 % de structures familiales, les success stories ne manquent pas. Les exemples de déconvenues non plus. Même si elles n’ont pas toujours conduit à la disparition de la société, loin s’en faut, des dissensions entre membres de la famille ont en effet parfois contribué à déstabiliser, voire à faire sortir du giron familial tout ou partie de certains fleurons, à l’image des Galeries Lafayette, de Lacoste ou encore du groupe Taittinger. Moins médiatiques, les cas de belles PME familiales et régionales qui rencontrent ce type de mésaventures seraient nombreux. « Il est frappant de constater que, dans la très grande majorité des situations, l’élément déclencheur n’est pas lié au business, mais à la gouvernance », observe Patrick Bertrand, general manager « opérations » de Holnest (family office de Jean-Michel Aulas) et président du Comité « gouvernance des entreprises » au Medef.
Impliquer l’ensemble des actionnaires familiaux
En cause : un dirigeant tout puissant, le manque de dialogue en interne sur la stratégie à conduire, une organisation qui laisse de côté certaines branches de l’actionnariat familial… « Il n’existe certes pas de recette de la « bonne gouvernance » », relève Patrick Bertrand, d’autant que celle-ci dépend d’une série de paramètres comme la composition de l’actionnariat familial (nombre de générations, d’enfants, présence de cousins…) et le stade de maturité de la société. Néanmoins, la mise en place de certains instruments ou de bonnes pratiques peut contribuer à limiter les risques d’implosion, quel que soit le profil de cette dernière. D’après plusieurs professionnels de la gouvernance d’entreprises familiales, le premier réflexe doit consister à impliquer l’ensemble des actionnaires familiaux dans la vie de l’entreprise. « Si certains d’entre eux n’ont pas d’activité ou de prérogatives au sein de l’entreprise, ils finiront par vendre leurs parts », fait remarquer Céline Barrédy, professeur agrégée des universités en sciences de gestion à l’université Paris Nanterre et spécialiste de la finance et de la gouvernance d’entreprise appliquée à l’entreprise familiale. Pour les convaincre de rester, il peut s’agir de leur conférer un rôle au sein des organes de gouvernance (conseil d’administration, conseil de surveillance…), mais pas seulement. « Afin que chacun des deux frères soit impliqué, un groupe familial de transport, originaire du Sud-Ouest, s’est par exemple doté d’une filiale gérée par l’un d’eux, tandis que l’autre gère la holding, illustre Céline Barrédy. Dans cette même logique, la création de fondations familiales peut offrir la possibilité à des personnes qui n’ont pas vocation à influer sur la stratégie commerciale et le développement de l’entreprise à mettre en avant des savoir-faire ou s’occuper de causes chères à cette dernière. »
Formaliser les choses
Le deuxième impératif vise à faire en sorte que les membres de la famille puissent échanger sur la stratégie, et à ce qu’un certain nombre de modalités soient gravées dans le marbre afin de prévenir toutes tensions. Pour ce faire, plusieurs outils existent. « Complémentaire au pacte d’actionnaires, la charte familiale est particulièrement utile puisqu’elle a comme vertu d’organiser la communication entre les membres de la famille (dialoguer et exprimer son point de vue, resserrer les liens, organiser la gouvernance…), à définir des principes et des règles de fonctionnement (valeurs communes, rôle de chacun, mode de résolution des conflits…) et à formaliser les attentes des actionnaires familiaux sur la ligne à suivre (vision et raison d’être, transmission du capital, dividendes) », précise Emilie Bonamy, dirigeante de ELB Conseil. De nombreuses sociétés se sont dernièrement dotées d’un tel instrument, à l’image du groupe Ippolito, d’Actia, de la maison de champagne Gimmonet ou encore de IBL Together. « La rédaction de ce document, qui a vocation à évoluer dans le temps, peut déboucher sur la création d’organes de gouvernance, comme le conseil de famille », observe Emilie Bonamy. Structure de gouvernance à part entière, ce conseil de famille – qui peut intégrer des membres qui ne travaillent pas dans la société – a comme objectif de garantir la pérennité de l’entreprise et l’harmonie familiale. Une démarche qui a notamment séduit Frénéhard et Michaux, fabricant français d’accessoires de couverture, de gouttière et de protections antichute. « J’étais soucieux que chaque membre de la famille se sente impliqué, et cette instance répond à cet objectif », témoigne Jacques Frénéhard.
S’entourer de compétences externes
Si le conseil familial a été pensé pour être l’apanage de membres de la famille, ce n’est en revanche pas le cas du conseil d’administration ou du conseil de surveillance. Or c’est là que le bât blesse : au sein des groupes familiaux, cet organe reste souvent circonscrit à ce cercle. « Lorsque la plupart des entreprises y font entrer un membre extérieur, c’est généralement parce qu’elles sont confrontées à une difficulté ou font face à un besoin particulier en termes d’expertise », pointe Céline Barrédy. Quant au choix des administrateurs ou équivalents, il ne repose pas toujours sur des critères optimum. « Il ne faut pas faire entrer une personne pour la simple raison que le dirigeant la connaisse déjà, signale Patrick Bertrand. Pour s’entourer des bons conseils, il est important de réaliser en amont une cartographie des besoins de l’entreprise (vague de recrutements à venir, développement à l’étranger…), et de cibler en circonstance un expert au profil correspondant. »
Bien anticiper la transmission
Enfin, le dernier écueil souvent constaté concerne le plan de succession… ou plutôt son absence fréquente ! Responsable de la chaire « gouvernance et transmission d’entreprises familiales » à l’EM Lyon, Patrice Charlier évalue par exemple à 15 % seulement la part d’entreprises familiales françaises ayant un plan de succession. Un constat d’autant plus préoccupant que, « mal préparé, le processus de transmission peut conduire à la vente de l’entreprise », prévient Patrick Bertrand. C’est l’issue qu’avait notamment connu le fleuron national des skis Rossignol au début des années 2000, alors racheté par l’américain Quicksilver. Pour les dirigeants qui se refusent à voir leur entreprise quitter le patrimoine familial, l’anticipation est clé, « de même que la transparence du processus », selon Emilie Bonamy. « Afin non seulement de désigner le successeur idoine, mais aussi de veiller à ce que sa nomination future n’engendre pas trop de frustrations parmi les autres aspirants potentiels, il est primordial de préparer les esprits le plus en amont possible », préconise le dirigeant d’une ETI normande. Dans son étude 2022 sur les successions d’entreprises menée conjointement avec le Center for Family Business de l’université de Saint-Gall, la recherche du Credit Suisse évalue que ce processus peut s’étendre jusqu’à… quatorze années ! Gouverner, c’est prévoir, dit la maxime. Les entreprises familiales n’échappent pas à cette règle.