Le cycle de lender-led qui s’annonce risque d’être plus violent que celui de la crise de 2009 qui n’avait concerné que quelques grands LBO sur des secteurs cycliques. Autrefois diabolisés sous le nom de « fonds vautour », les fonds distressed sont appelés à faire durablement partie du paysage.
Si le PGE a fort heureusement permis de geler les défaillances en mettant sous perfusion une grande majorité des entreprises, l’heure de vérité va sonner dans quelques mois avec des entreprises surendettées et un besoin criant de fonds propres. D’autant que cette deuxième vague et les incertitudes du stop-and-go adopté pour ralentir la progression de la pandémie auront un impact lourd sur le carnet de commandes et reportent à un horizon hypothétique le retour à une activité normale. « La question qui se pose désormais est de combien a augmenté le niveau d’endettement net par rapport au nouvel Ebitda normatif, relève un spécialiste du restructuring. La distinction devrait s’opérer entre les entreprises dont le nouveau levier reste dans une zone acceptable et qui pourront bénéficier d’amend & extend même si elles ont brisé leurs covenants, et celles impactées au point que le bilan en est totalement déséquilibré et qui ne pourront pas échapper à une restructuration. »
Le retour des « vieux nanars ».
Pour l’heure, les cas d’entreprises en cours de restructuration tout en ayant obtenu un PGE se comptent encore sur les doigts d’une main. Pour celles qui avaient les reins assez solides avant le Covid, il est fort probable qu’on continuera à pousser la poussière sous le tapis jusqu’en juin 2021, quand il faudra proroger le PGE ou le rembourser. D’ailleurs, les cas de lender-led qui ont animé la place ces derniers mois ne concernent que les « vieux nanars » du précédent cycle de restructurations. « Aujourd’hui les fonds distressed sont encore occupés par les gros dossiers historiques que sont les Solocal, Technicolor et autre Europcar, mais dans quelques mois on verra apparaître du distressed primaire sur de gros LBO sévèrement impactés par la crise sanitaire et dont la dette aura été rachetée dans un optique de lender-led » prédit un praticien. Car contrairement à la crise de 2008 où le secteur était beaucoup plus bancarisé, l’explosion de la dette cov-lite détenue par des CLO offrira mécaniquement plus d’opportunités aux fonds distressed. D’autant que ces acteurs anglo-saxons ont accumulé une dry powder de quelque 375 milliards de dollars fin 2 019 dans le monde, d’après les chiffres de Preqin. Sans compter les levées en cours par les géants du secteur qui ciblent des montants record, comme le dernier véhicule d’Oaktree dont l’objectif affiché est de 15 milliards de dollars ! Dotés de poches de liquidités considérables et à l’affût d’opportunités d’investissement devenues rares sur un marché américain saturé, les fonds « distressed » s’intéressent de plus en plus aux cibles européennes et françaises et lèvent des fonds conséquents pour racheter de la dette décotée sur le Vieux Continent. Un appétit alimenté par l’accélération de la cession des portefeuilles de non performing loans des banques françaises sur le marché secondaire de la dette. Ce qu’elles se sont empressées de faire à la rentrée par exemple pour les lignes RCF d’un montant de 650 millions d’euros d’Europcar cédées à des fonds anglo-saxons par les prêteurs bancaires qui auraient donc réduit leur exposition au seul PGE garanti à 90 % par l’État.
Un comportement variable.
Qu’on les appelle Alternative Capital Providers, hedge funds, spécialistes du distressed, ou fonds vautour, les Babson, Alchemy, Alcentra, Hayfin, General Atlantic et autres Centerbridge et Golden Tree se préparent donc à s’inviter en masse au capital des entreprises en difficultés aux côtés des plus familiers Oaktree et ICG qui ont ouvert le bal des lender-led de la précédente crise. Des noms qui sonnent comme une menace pour des acteurs au comportement pas toujours prévisible. « Le comportement des fonds de dette anglo-saxons est très variable, analyse un expert en restructuring. Certains adoptent une attitude agressive afin de prouver leur capacité à prendre les clés, d’autres font preuve de discernement en se montrant plus pragmatiques avec les sponsors qu’ils estiment capables de mener le rebond et intransigeants avec ceux qui ont déjà fait le deuil de leur equity. » L’attitude d’un même fonds de dette dépendra également du type de stratégie engagée dans l’entreprise et de son exposition : sur une dette unitranche, il sera bien plus manœuvrant que dans le cas où il ne dispose que d’un petit bloc de la dette disséminée auprès d’un pool de prêteurs syndiqués. Ainsi d’Alcentra qui a préféré céder sa dette dans le dossier Buffalo Grill à l’actionnaire majoritaire TDR Capital allié au fonds de dette Albacore alors qu’il n’a pas hésité à monter au créneau pour prendre le contrôle de BVA à la barre du tribunal mi-septembre, devant trois autres offres dont celle du duo Naxicap/management actionnaires respectivement à 51 % et 49 % depuis le MBO bis de 2017. La décision du Tribunal de commerce de Toulouse en faveur du principal créancier de l’institut de sondage a d’ailleurs suscité moult remous et déclenché une procédure d’appel contre ce jugement menée par le procureur général près la Cour d’appel de Toulouse. Une illustration d’un bras de fer créancier/actionnaire devant les tribunaux qui tient en haleine le milieu du private equity français et de la dette anglo-saxonne. Certains arguant que le management, actionnaire à 49 %, aurait tenu un raisonnement patrimonial et voulu profiter de l’ordonnance du 20 mai facilitant la reprise de l’entreprise par ses salariés, au détriment des créanciers. À deux reprises, Alcentra aurait proposé de restructurer la dette, en vain. D’autres versions accréditent l’agressivité du fonds de dette, voulant priver l’entreprise de son PGE et l’acculant à déposer le bilan pour en prendre le contrôle…
Actionnariat patient.
Aujourd’hui, nous disposons de quelques années de recul pour tirer des conclusions sur les conséquences à moyen terme de ces « lender- led ». De fait, les expériences des premières opérations révèlent deux cultures d’investisseurs très différentes entre les fonds qui rachètent la dette décotée dans l’objectif de devenir actionnaires et sont rôdés aux situations spéciales et des stratégies purement financières et opportunistes des hedge funds ou CLO qui sont obnubilés par le risque de gestion de fait. Dans la première catégorie des stratégies d’actionnaires « hands on », on pourrait citer le cas d’Oaktree, resté neuf ans au capital du leader de flaconnage en verre SGD depuis le « debt-to-equity swap » de 2009 qui a évincé Motion Equity Partners et Sagard. Le groupe rebaptisé Verescence a été cédé fin 2018 à Stirling Square Capital Partners. Lors de son lender-led en pleine crise financière, Oaktree avait alors injecté 140 millions d’euros d’argent frais. L’ex Saint-Gobain Desjonquères avait aussi bénéficié d’une réduction de sa dette bancaire de plus de 60 %, à 225 millions d’euros. En 2014, Verescence a scindé ses activités pharmacie et cosmétiques, investi 50 millions d’euros dans une nouvelle usine et refinancé la dette de plus de 300 millions d’euros grâce à une émission high-yield. En 2016, Oaktree revend le pôle Pharma à China Jianyin Investment, et réinvestit dans l’activité flaconnage en verre pour la parfumerie et la cosmétique, leader mondial de ce marché avec 280 millions d’euros de revenus, avant de la céder au fonds britannique Stirling. On ne pourra pas lui reprocher son impatience tant sa durée de détention excède même l’horizon d’un fonds LBO classique. Un accompagnement long terme qui n’a en revanche pas été récompensé dans le cas de l’actionnaire de Frans Bonhomme. Le leader français de la distribution de canalisations contrôlé par Centerbridge n’a pu obtenir son PGE qu’au prix d’un debt-to-equity-swap cet été qui a vu son principal créancier Hayfin devenir actionnaire majoritaire. Avec un historique bancaire chahuté, Frans Bonhomme n’avait donc d’autre choix que de subir un deuxième lender-led en sept ans alors qu’il venait de sortir la tête de l’eau avant la crise sanitaire. Le groupe avait même renoué en 2 019 avec une stratégie de croissance ambitieuse, après une longue période d’atonie où il s’est contenté de panser les plaies de la restructuration de 2013 qui a évincé Cinven au profit du principal créancier de l’époque, Centerbridge Partners. Ce dernier aura donc fait preuve d’un actionnariat patient, démentant la réputation court-termiste des hedge-funds anglo-saxons, et rompant le cycle infernal des LBO à répétition qui a laissé l’entreprise exsangue après quatre buy-out où se sont relayés depuis la fin des années 90, LFPI et Apax, puis en 2000 PAI, Cinven et Astorg, et à nouveau Apax en 2003 et enfin la seconde fois de trop pour Cinven en 2005.
Par Houda El Boudrari