« La première mesure consiste à dire la vérité aux salariés, honnêtement, sans dramatiser. Même s’il faut leur annoncer des mauvaises nouvelles au sujet de l’entreprise, ils sont capables de les entendre », plaide Geoffroy du Rusquec, directeur au sein du cabinet spécialisé dans la transformation et le retournement Prospheres. Si le spécialiste du management de transition est connu pour ses interventions dans le retail où il dirige actuellement Go Sport et a notamment œuvré au redressement de l’enseigne Graine de Malice, il planche aussi sur des missions de retournement pour le secteur industriel où la culture de la transparence n’est pas toujours au rendez-vous. « Beaucoup de salariés ne connaissent pas l’ampleur des difficultés de l’entreprise, leur dire la vérité est la meilleure manière de les aider à entrer dans l’action qui est source de satisfactions pour les individus et de performance pour l’entreprise », poursuit le spécialiste du retournement. Ainsi, quand Geoffroy du Rusquec est arrivé en avril 2019 aux manettes opérationnelles d’ATI Environnement, PME basée dans le Loiret spécialisée dans la fabrication de fours de crémation et de petits incinérateurs, il n’a pas hésité à annoncer à l’ensemble des salariés qu’il restait un mois de trésorerie sur les comptes bancaires de l’entreprise. Un électrochoc salvateur pour mobiliser très rapidement le socle de collaborateurs qui joueront un rôle moteur dans le redressement. Car le temps est compté pour ces urgentistes missionnés pour sauver des entreprises agonisantes en quelques mois.
Bousculer les organigrammes. Convaincus qu’une partie des solutions vient de la base, les experts du retournement n’hésitent pas à bousculer les organigrammes pour susciter les initiatives et libérer les énergies bridées par des hiérarchies verticales. « Nous mettons en place des groupes de travail pour que les salariés puissent agir concrètement. Et nous confions le comité de pilotage de ces groupes de travail à des salariés qui ne font pas partie du top-management afin d’élargir le nombre de salariés qui s’approprient leur entreprise et susciter de nouvelles initiatives », détaille Geoffroy du Rusquec. On pourrait pourtant légitimement croire que le contexte du retournement n’est pas l’idéal pour expérimenter de nouveaux types de management participatif, tant les salariés sont échaudés et remontés contre des directions qui les ont menés au bord du gouffre. La recette semble avoir bien fonctionné pour ATI qui a renoué avec l’équilibre en 2020 semble repartie sur la pente de la croissance après avoir divisé ses revenus par deux entre 2016 et 2019. Chez Mutares, le groupe coté allemand spécialisé dans le retournement des sociétés industrielles, les due diligences portent de manière équivalente sur les volets industriel et humain. « Un climat social dégradé ne nous empêche pas de conclure un deal mais il nous fait prendre la mesure du travail à fournir pour emporter l’adhésion du management et des salariés », témoigne André Calisti, managing director du spécialiste du retournement allemand Mutares, qui, par la nature même de son métier, est préparé à désamorcer des environnements sociaux complexes. « Il nous est arrivé de tomber sur des entreprises où le taux d’absentéisme était de 15 à 20 % à notre arrivée, alors qu’il est de 3 % en moyenne nationale », illustre le spécialiste des entreprises industrielles en difficulté, qui a notamment annoncé le rachat de Lapeyre à Saint-Gobain en mai dernier.
Alignement financier. Généralement, la reconquête du climat social devance la restructuration industrielle, et elle implique beaucoup de pédagogie et de transparence, surtout quand on doit passer du statut de filiale de grand groupe perfusée par une trésorerie prolifique à celui de participation d’un holding d’investissement qui doit apprendre la vie en « stand alone ». « Nous réunissons l’ensemble des collaborateurs dès le premier jour pour leur expliquer d’où nous venons et où nous allons. C’est l’occasion de déconstruire les fantasmes autour de notre rôle et de nos objectifs », indique André Calisti. Avant toute chose, Mutares doit s’assurer que les managers soient compatibles avec le nouveau projet. Ceux qui y adhèrent bénéficient d’un plan de rétention avec des objectifs chiffrés à horizon d’un an et de 24 mois. « Car l’adhésion passe également par l’aspect financier », assume le managing director de Mutares, qui planche sur la mise en place d’un dispositif de partage de plus-value de cession en plus de l’intéressement généralisé auprès de ses participations. Ainsi, chez le papetier alsacien Cenpa repris au groupe Sonoco en 2016 et cédé en juillet 2021 à Accursia Capital après un retournement réussi, les quelque 90 salariés de la PME aux 30 M€ de revenus ont reçu un intéressement de 3 000 euros chacun. Le partage de la valeur créée par une retournement peut également passer par l’actionnariat salarié même si sa mise en place est particulièrement délicate dans un contexte de crise où la confiance des collaborateurs est au plus bas. Le fonds Alandia réussi ce tour de force dans le cadre d’une des plus belles histoires de retournement industriel de ces dernières années : le spécialiste du graphite synthétique Carbone Savoie. Le début de l’aventure a pourtant été plutôt épique. Car l’équipe d’Alandia n’a pas franchement été accueillie à bras ouverts par les syndicats de Carbone Savoie, échaudés par leur longue descente aux enfers sous l’ère Rio Tinto et partagés entre le soulagement d’être enfin détenus par un actionnaire impliqué et l’appréhension de quitter les conditions protectrices d’un grand groupe. Pour obtenir l’adhésion des salariés, le nouvel actionnaire a déployé « la méthode Alandia » en cinq points : une lucidité partagée sur le diagnostic, un plan de retournement clair et compréhensible par tous, une transparence totale dans la communication en intégrant notamment des représentants du personnel dans le conseil de surveillance de l’entreprise, le partage des efforts avec une réduction de la rémunération du management dont l’associé d’Alandia qui a pris les manettes opérationnelles avec un salaire abaissé de 40 % par rapport à son prédécesseur, et enfin le partage des fruits du redressement avec la mise en place d’un plan d’intéressement qui s’est concrétisé dès 2017 avec une prime supérieure à 1 000 euros par salarié (qui a atteint 4 500 en 2018), ainsi qu’une ouverture de 5 % du capital souscrite par plus de 90 % des salariés de l’entreprise dans le cadre d’un FCPE de reprise. Débouclé à l’occasion du rachat de Carbone Savoie par le groupe japonais Tokai Carbon pendant l’été 2020, le FCPE a permis à chacun des salariés actionnaires de percevoir 20 000 euros, pour une mise initiale de 100 euros…Une belle illustration de l’alignement d’intérêt entre les salariés d’une entreprise en difficulté et l’artisan de son redressement !
Par Houda El Boudrari