En 75 ans, les Zelles aura expérimenté trois types d’actionnariat conventionnels avant d’inaugurer le dispositif de FCPE de reprise mis en place par la loi Pacte. L’entreprise familiale née dans les Vosges en 1946 passe dans le giron du groupe Saint-Gobain, via sa filiale Lapeyre, dans les années 90 avant de faire l’objet d’un carve-out en 2008 mené par un duo de financiers. Au printemps 2021, le spécialiste des menuiseries, qui était depuis 13 ans détenu à 80 % par MBO & Co et Société Générale Capital Partenaires invite cette fois l'ensemble des salariés à devenir son principal actionnaire avec plus de 35 % du capital. Le solde est placé entre les mains d’un pool de nouveaux investisseurs au capital patients que sont Bpifrance, BNP Paribas Développement suivis par les fonds régionaux de la Caisse d’Épargne Grand Est Europe, Euro Capital, et l’Institut Lorrain de Participations. « J’ai tenu à ce que l’ensemble des salariés soit actionnaire grâce à l’abondement unilatéral que permet la loi Pacte. Parallèlement, un peu plus des deux-tiers ont mobilisé leur épargne sous forme d’intéressement et de participation. Enfin, les cadres du comité de direction ont montré l’ampleur de leur engagement en investissant l’équivalent d’une année de salaire chacun, soit le plafond maximum prévu par la loi Pacte », détaille Laurent Demasles, président des Zelles, aux manettes opérationnelles depuis 2017 et artisan du redressement de l’ETI vosgienne, qui a connu des difficultés dans les années 2015 et 2016 à la suite de la crise du BTP et d’une stratégie inadaptée, héritage de son ancien propriétaire industriel.
Bascule du modèle économique. Appelé à la rescousse par les deux fonds actionnaires, Laurent Demasles, qui vient de l’univers des chantiers avec l’essentiel de sa carrière passé chez Bouygues à l’international, retrouve dans cette entreprise au fin fond des Vosges « ce même niveau d’engagement pour le collectif » qu’il a connu dans ses gros chantiers off-shore fédérant des milliers de personnes autour de projets parapétroliers pharaoniques. « Ce qui m’a également séduit, c’est ce lien très fort entre la société et son territoire et la remarquable résilience des salariés qui ont résisté à 15 ans de dilution de leur identité et de leurs valeurs à cause de la stratégie erratique de Saint-Gobain », confie le dirigeant. L’entreprise spécialisée dans la conception, la fabrication et la pose (sous-traitée) de fenêtres et portes d’entrées, en PVC et aluminium, à destination essentiellement des logements collectifs, s’était notamment fourvoyée en se détournant de la rénovation pour le marché des logements neufs qui a considérablement dégradé ses marges. Le nouveau dirigeant la repositionne sur son marché historique et opère une bascule radicale du modèle économique, le faisant passer de la stratégie industrielle de fabricant de matériaux à l’optique commerciale d’opérateur de chantiers. « L’entreprise est un des rares acteurs dans le BTP qui est à cheval entre les deux modèles mais le curseur était trop avancé du côté industriel qui poussait vers un tropisme sur la réduction de coûts pour renouer avec la rentabilité, alors qu’il aurait fallu investir plus pour emporter plus de chantiers et rétablir nos marges », décrypte Laurent Demasles. Doté de la confiance des fonds actionnaires qui lui ont donné carte blanche, le nouveau patron accule ses créanciers bancaires à une conciliation pour financer sa nouvelle stratégie. Laquelle porte rapidement ses fruits avec une croissance de plus de 30 % en deux ans et demi. Le chiffre d’affaires passe de 80 M€ en 2016 à 105 M en 2019 et l’Ebitda de 0,8 à 4 M€. En décembre 2018, les fonds décident de profiter de cette nouvelle dynamique pour lancer le process de cession après plus de 10 ans d’actionnariat, soit bien trop longtemps pour des financiers censés faire tourner leur portefeuille tous les trois à cinq ans. Le dirigeant, qui avait conditionné son entrée dès le départ à la possibilité de racheter l’entreprise avec les salariés, se met à la quête du montage idoine permettant aux financiers de sortir par le haut, à une valorisation de marché.
Un montage ficelé la veille du confinement. Conseillé par le spécialiste de l’actionnariat salarié Equalis Capital, Laurent Demasles planche sur un scénario qui offrirait à tout le monde les mêmes conditions d’entrée plutôt que d’avoir des cercles d’actionnariat différenciés comme on les retrouve habituellement dans les LBO. Il trouve la réponse dans la nouvelle version du FCPE de reprise de la loi Pacte qui permet un abondement défiscalisé, une mise plafonnée à un an de salaire au lieu de 3 mois auparavant, et favorise l’ancienneté en permettant d’arbitrer entre le plan d’épargne salariale et le FCPE de reprise. Le dispositif permet également la mise en place d’une décote de 30 % au bout de 5 ans de blocage. L’entreprise puise dans son cash pour offrir 200 euros d’abondement à tous les salariés, y compris ceux qui ne peuvent pas participer, en plus de 600 euros pour ceux qui investissent. Autrement dit, pour une mise de 1 000 euros, soit l’équivalent du montant de la participation et intéressement en 2019, le salarié se retrouve avec 1 800 euros grâce à l’abondement et 2 500 euros au bout de 5 ans grâce à la décote de 30 %. Le montage est ficelé le vendredi 13 mars 2020 et la réunion de présentation prévue le 16 mars… soit la veille du confinement total qui a fatalement figé le processus. « Ma priorité a été alors de prendre soin des salariés pendant cette crise inédite qui a soudé la communauté autour de valeurs d’entraide au sein de l’entreprise et de solidarité vis-à-vis de nos fournisseurs », raconte le président des Zelles, qui ferme ses portes pendant deux mois, mais redémarre sur les chapeaux de roue dès l’été 2020.
70 % de salariés convaincus. « En octobre, nous avons estimé avoir réussi le crash-test et repris le process là où il a été suspendu, sur la base de la même valeur », indique Laurent Demasle. L’entreprise s’en sort avec une baisse du chiffre d’affaires de 20 % sur l’année 2020 mais préserve sa rentabilité grâce aux effets à retardement du changement de stratégie opéré trois ans plus tôt. Elle arrive ainsi à maintenir un intéressement de 1 000 euros pour ses salariés. Encore faut-il que ces derniers osent prendre le risque de l’actionnariat dans un contexte encore très anxiogène. « Nous avons effectué un sondage en novembre/décembre et 60 % des salariés étaient prêts à mettre de l’argent dans l’entreprise, ce qui est un très bon résultat par rapport aux taux d’adhésion moyen pour notre taille d’entreprise », poursuit Laurent Demasle, qui se lance dans une campagne de communication sur la technicité du montage et le statut d’« entreprise à mission » qu’il veut adopter dans la foulée. Le management donne l’exemple en investissant un an de salaire. Et finalement, ce ne sont pas 60 % des salariés mais 70 % que le dirigeant arrive à fédérer autour d’un projet qui réconcilie vocation sociale et rentabilité économique. Désormais, le prochain chantier sera celui de la croissance externe et la recherche d’une nouvelle entité compatible avec l’ADN particulier des Zelles et de nouveaux salariés à embarquer dans cette aventure du capitalisme du XXIe siècle.
Par Houda El Boudrari