D’entrepreneur à investisseur, il n’y a qu’un pas de plus en plus facilement franchi par des dirigeants rodés aux LBO et qui n’hésitent plus à passer de l’autre côté du miroir. Certes, le phénomène n’est pas tout à fait nouveau et il y a déjà une vingtaine d’années qu’on voit fleurir des family offices créés par des entrepreneurs enrichis par la cession de leur entreprise ou par des LBO successifs. Mais pour ceux qui n’ont pas des dizaines de millions d’euros à allouer à cette seule classe d’actifs, de nouvelles voies ont démocratisé l’accès au non coté, soit via un feeder mutualisé par des banques privées, soit en direct dans le fonds quand le ticket est supérieur à plusieurs centaines de milliers d’euros. Les personnes physiques et family offices ont ainsi contribué à hauteur de 13 % de la collecte des fonds de capital-investissement en 2020 en apportant 2,3 Mds€ des 18,8 levés l’année dernière, soit près de quatre fois plus que les 538 M€ injectés dans la classe d’actifs en 2010, d’après les statistiques de France Invest.
Surperformance de la classe d’actifs
« Cet engouement est lié essentiellement à la conjonction de deux facteurs : la meilleure connaissance de l’industrie du private equity qui touche de plus en plus de dirigeants de PME et ETI accompagnés à un moment ou un autre par un fonds d’investissement, et la baisse des rendements des autres classes d’actifs qui pousse ces entrepreneurs à investir leur cash-out dans un segment connu pour ses excellentes performances », résume Eric Neuplanche, fondateur du fonds d’entrepreneurs Capital Croissance qui compte quelque 350 souscripteurs privés, pesant plus de 80 % de ses 500 M€ sous gestion. Parmi les investisseurs qui ont fait confiance à cette société de gestion créée par un ancien managing partner d’Ardian en 2012, on retrouve aussi bien des entrepreneurs (Hologram Indusrie, Le Tanneur, Compin, Bexley…), que des patrons de PME/ETI (Delachaux, Gerflor, Tokheim, Tractel…), dirigeants de grands groupes (Gilles Pelisson aujourd’hui à la tête de TF1, Patrick Boissier ex-pdg de DCNS, Philippe Vallée, ex-Gemalto aujourd’hui chez Thalès…), sans oublier les familles (Amaury, Parmentier, Delloye-Perruchot, Verspieren…).
D’après le dernier baromètre des placements de family offices publié par OpinionWay fin avril, le private equity arrive en tête des classes d’actifs privilégiées par ces investisseurs fortunés, à égalité avec les actions cotées, avec 20 % des allocations réparties entre l’investissement en direct (10 %, - 3 points) et l’investissement via des fonds (10 %, + 2 points). Et sans faire partie de ces investisseurs initiés aux poches profondes, le moindre lecteur de presse économique ou auditeur de BFM Business aura entendu 20 fois ces derniers mois que le capital investissement surperformait toutes les classes d’actifs et délivrait des rendements à deux chiffres à l’ère des taux d’intérêt négatifs qui ont mis en berne l’attractivité des placements classiques de bon père de famille. Les statistiques de France Invest affichent fièrement le rendement annuel moyen de plus de 11,4 %, soit deux fois plus que les actions, cinq fois plus que l’assurance-vie et vingt fois plus que le livret A.
Culture entrepreneuriale
Mais après tout, pour des entrepreneurs aguerris et des dirigeants au réseau tentaculaire, pourquoi passer par un intermédiaire plutôt que de devenir directement actionnaire de PME dont ils comprennent l’écosystème ? « Beaucoup de chefs d’entreprise se sont déjà cassé les dents dans l’exercice de business angel en solo et ont réalisé que c’était quand même plus sûr de confier leur argent à des professionnels qui mutualisent le risque dans un FPCI diversifié de 15 à 20 lignes », témoigne le président d’un fonds small cap, dont le dernier véhicule levé en plein confinement a attiré 60 personnes physiques apportant 15 % de la taille du fonds. Pour un ticket parfois à peine supérieur à 500 000 €, ces happy few ont droit au même traitement que des institutionnels de l’envergure d’un Bpifrance, alors pourquoi se priver ? D’autant que cela devient de plus en plus compliqué d’investir en direct dans la PME du coin, dans un univers de plus en plus concurrentiel et intermédié, même en small cap.
D’ailleurs, une nouvelle typologie de fonds s’est créée il y a à peine plus d’une décennie en ciblant spécifiquement la catégorie des investisseurs privés, autrefois délaissée pour les institutionnels. D’abord apparue sur le segment du capital-risque avec des fonds comme Isai et Newfund, ces « fonds d’entrepreneurs » ont essaimé dans le capital-transmission des PME/PMI et se sont constitués en club « à part » comptant une vingtaine de membres et revendiquant 1,8 Md€ de capacité d’investissement et 1 500 entrepreneurs-souscripteurs. À l’inverse des fonds « retail », gestionnaires de FIP/FCPI et (et des véhicules ISF avant l’abolition de l’impôt sur la fortune), dont l’argument est principalement fondé sur la carotte fiscale, cette nouvelle catégorie revendique un ADN entrepreneurial dans l’accompagnement de leur portefeuille et des performances en lignes avec le marché. « La création de Capelia il y a douze ans a germé du constat que beaucoup de dirigeants d’entreprises ont du mal à ouvrir leur capital à de purs financiers dont ils ne partagent pas la culture », confie Louis Veyret, serial entrepreneur passé par le conseil M&A. Ayant baigné dans les deux univers, il a voulu bâtir un pont entre les entrepreneurs et le monde de la finance en s’associant avec quatre autres dirigeants d’entreprises pour créer « une structure d’investissement alternative », qui compte aujourd’hui une quarantaine de souscripteurs-entrepreneurs. Pour les entrepreneurs à la retraite qui se rêvent en business angels à la fois pour des raisons patrimoniales mais aussi pour le plaisir de transmettre un savoir chèrement acquis, ce type de structure permet à la fois de mutualiser la force de frappe financière et d’organiser « l’intelligence collective ». « Avec des tickets d’investissement limités et un mode de fonctionnement à l’affect, les business angels se retrouvent souvent confrontés à des dossiers biscornus dont les investisseurs professionnels ne veulent pas », relève Louis Veyret, président de Capelia, qui a commencé avec un fonds de 2 M€ en 2008 et en a levé quatre autres depuis pour une centaine de millions d’euros sous gestion.
Par Houda El Boudrari