En photo de couverture : Karel Kroupa, associé d’Argos Wityu.
La reprise d’actifs non stratégique délaissés par des corporates suscite un appétit croissant de la part des fonds de private equity. Mais le pari de la transformation culturelle d’une filiale perfusée par sa maison-mère en entreprise LBO-compatible reste périlleux.
Les spin-off ont toujours été très prisés par les fonds d’investissement, qui excellent dans l’art de réveiller de belles endormies végétant dans les fonds de placards de grands groupes. Mais ces derniers temps, l’appétit pour ces activités non-core a décuplé, alimenté par des rotations accélérées de portefeuilles des multinationales cotées, qui subissent et parfois devancent la pression des activistes pour céder leurs filiales périphériques, comme on l’a vu récemment avec la tentative de vente de Herta par Nestlé, le programme de cession de Saint-Gobain qui s’est délesté de plus de trois milliards d’euros d’actifs en 2019 dont certains ont atterri dans les portefeuilles de fonds de private equity, ou encore la reprise au printemps dernier par PAI Partners des activités de restauration de concession d’Elior, Areas, valorisé 1,5 milliard d’euros, soit le plus gros carve-out de l’année. Dans un contexte où les valorisations atteignent des sommets même pour le segment du mid-cap, ces opérations plus complexes attirent de plus en plus de fonds échaudés par les process ultra-concurrentiels, et lassés des exigences de stars des managers de LBO secondaires et tertiaires. D’autant que ces opérations recèlent un potentiel de développement exceptionnel, car il s’agit souvent d’entreprises privées d’élan qui se voient pousser des ailes, une fois libérées des contraintes et des lourdeurs d’une organisation qui étouffe leurs velléités de croissance. Au point que certains fonds s’en soient fait une spécialité depuis toujours comme Ardian, Apax, Montagu, Chequers et Equistone pour l’upper mid cap ou Activa et Argos Soditic sur le small cap. D’autres se sont découvert une vocation plus récente, comme Eurazeo qui a structuré sa stratégie de carve-out en 2016 en enchaînant trois opérations coup sur coup : la création de Grape Hospitality à partir du rachat auprès de AccorHotels de 85 hôtels en Europe, celle de Sommet Education avec l’acquisition de deux écoles d’hôtellerie, Glion et Les Roches auprès du groupe américain d’enseignement supérieur Laureate Education, et enfin la naissance de Carambar &Co, avec la reprise d’une dizaine de marques iconiques de confiseries détenues par Mondelez. Mais désormais, même des investisseurs à l’ADN de minoritaire osent s’attaquer à ces opérations de détourages complexes et risquées. Cet été, le plasturgiste lyonnais Sintex NP, filiale du groupe indien coté Sintex Plastics Technology, a été repris par Siparex aux côtés de Carvest, BNP Paribas développement, AfricInvest et l’équipe de management pour une valorisation de 180 millions d’euros de la société qui compte 2 800 collaborateurs, répartis sur 17 implantations en France, en Allemagne, en Europe de l’Est, en Tunisie, au Maroc. Certes, Siparex avait déjà été actionnaire minoritaire de l’entreprise du temps de son actionnariat familial avant qu’elle rejoigne le giron du groupe indien en 2007. Mais tout de même, un consortium de minoritaires sur un spin-off aurait été impensable il y a encore quelques années.
Minutie d’orfèvre. « Il faut distinguer les spin-off de filiales déjà autonomes des détourages complexes d’activités dont les fonctions support sont toutes imbriquées avec celles de la maison-mère », tient à préciser Karel Kroupa, associé d’Argos Wityu. Le fonds smid cap européen, spécialisé dans les situations de transformation, s’est fait une spécialité de ce type d’opérations qui représentent un tiers des participations de son portefeuille avec notamment la reprise en juillet 2018 de Juratoys, propriétaire de la marque de jouets en bois Janod et des peluches Kaloo, des mains du groupe américain Axel Brands, ou le groupe néerlandais de services aux collectivités Future Groep dont il a orchestré le carve-out en 2017 de la société Conclusion. Argos Wityu vient d’ailleurs de solder la cession de quatre ex-business units de Sage dont il avait réalisé la scission en 2013. Quatre entités spécialisées dans le développement, la commercialisation et la maintenance de logiciels de gestion orientés métier qu’il a “spin-offé” en quatre configurations de MBO, chacun ayant mené sa vie séparément et trouvé une issue d’adossement différente quelques années plus tard. Des opérations ciselées avec une minutie d’orfèvre surtout pour cette taille d’entreprise dont les fonctions vitales peuvent être dangereusement dépendantes de la connexion au cœur de la maison mère. « Quand on a repris Salvia, l’entreprise n’existait pas en tant qu’entité juridique autonome, retrace Karel Kroupa. Comme l’entreprise s’adressait à des entités publiques ou semi-publiques, il a fallu trouver un mécanisme pour laisser le management prévenir les clients et s’assurer de leur approbation tout en menant concomitamment l’acquisition. » En six ans, l’éditeur a doublé son chiffre d’affaires et réalisé quatre build-up, ce qui lui a valu d’attirer l’attention du spécialiste néerlandais des logiciels verticaux Total Specific Solutions (TSS), filiale du canadien Constellation Software, qui lui fait renouer avec l’actionnariat corporate.
Rassurer les managers primo-accédants au LBO. Mais toutes les aventures de spin-off ne sont pas de longs fleuves tranquilles. La véritable inconnue est le temps que va prendre la transformation culturelle de la filiale perfusée par sa maison-mère à l’entreprise indépendante libérant son énergie de croissance… Un pari qui reste périlleux dans un contexte où les LBO secondaires, tertiaires et quaternaires offrent l’assurance d’equity stories déjà bien avancées. « L’enjeu est de définir précisément ce qu’on achète avec la difficulté de capturer la totalité des coûts et du chiffre d’affaires de la cible à détourer », pointe un conseil M&A. À quoi va ressembler le compte de résultat de la société une fois indépendante ? Est-ce que le chiffre d’affaires va pâtir de la perte d’une marque ? La société va-t-elle perdre des clients échaudés par le risque de travailler avec une PME ? Quels coûts vais-je enlever outre les managements fees de la holding ? Et quels coûts rajouter ? Vais-je devoir acheter des licences pour les logiciels ? Des assurances spécifiques ? Quel est l’impact cash ? Sans parler des recrutements nécessaires pour combler les lacunes de « l’amputation » ! La fonction finance notamment est très rarement complète. « Il est primordial de mener les nouveaux recrutements main dans la main avec l’équipe déjà en place afin qu’elle ne se sente pas dépossédée », prévient Karel Kroupa. La transformation de salarié d’un grand groupe à dirigeant d’une PME indépendante n’est pas forcément naturelle pour les managers, d’où un besoin d’accompagnement très important du fonds qui doit à la fois rassurer l’équipe sur son autonomie tout en l’épaulant dans les décisions stratégiques et les nouveaux rôles qu’elle n’avait pas l’habitude d’endosser. Les primo-accédants au LBO doivent aussi se familiariser avec la culture – pour certains, la dictature – du cash que veut ce nouveau type de gouvernance. Mais une fois qu’ils y prennent goût, ils finissent souvent par devenir les plus fervents défenseurs des vertus émancipatrices du LBO.