C’est un pied de nez aux gardiens du temple du chic sophistiqué à la française. Considérées il y a encore quelques années comme le symbole suprême de la faute de goût, les sandales Birkenstock ont été valorisées en février dernier quelque 4 Mds€, selon les chiffres révélés par Bloomberg. Après avoir été courtisée par CVC Capital Partners et Permira, l’entreprise détenue depuis plus de deux siècles par la famille éponyme cède une participation majoritaire à deux acteurs financiers de la galaxie de Bernard Arnault : le fonds L Catterton, né en 2016 de l’alliance entre le fonds américain Catterton, le groupe LVMH et le groupe Arnault ; et le family office du magnat du luxe, Financière Agache. Les frères Christian et Alex Birkenstock, qui représentent la sixième génération de la famille propriétaire de l'entreprise, conservent le solde du capital. La direction reste quant à elle assurée par Markus Bensberg et Oliver Reichert, à la tête du groupe depuis 2013. Cette opération, qu’Oliver Reichert qualifie de « saut quantique » dans une interview à la presse allemande, traduit l'ambition d'une expansion « sur les marchés futurs tels que la Chine et l'Inde ». Jusqu'à présent l'Europe et les États-Unis représentaient respectivement 45 % et 41 % des ventes de la marque. L’objectif est donc de convaincre toute la planète de troquer tongs, baskets et babouches contre ces sandales à larges brides, grosse semelle orthopédique et épais rebord en liège, avec ou sans chaussettes.
De la semelle orthopédique au « lit de pied »
Pour Birkenstock, c’est la fin d’une ère, et le pari que l’ouverture au monde ne lui fera pas perdre l’identité qui a fait son succès : 25 millions de paires de sandales et chaussures, quasi exclusivement fabriquées en Allemagne, ont été vendues par le groupe en 2019, pour un chiffre d’affaires de 720 M€ et 130 M€ de bénéfices. Malgré la crise, l’exercice 2020 « aurait été une année record », assure le groupe, qui ne révèle pas ses derniers chiffres. Rien n’arrête l’ascension de cette incarnation improbable de l’esprit Bauhaus, courant artistique berlinois des années 30, précurseur du design contemporain qui a consacré la suprématie de la fonction sur la forme. Dès la fin du XIXe siècle, alors que les chaussures s’apparentent plus à des instruments de torture avec des semelles rigides en métal, Birkenstock conçoit la première semelle anatomique souple pour soulager les maux du pied en soutenant sa cambrure et en entourant le talon. Dans le story-telling de la marque, la genèse remonte à 1774 et l’inscription de Johann Adam Birkenstock dans les archives religieuses de la ville de Langen-Bergheim/Hesse en tant que « cordonnier et sujet », mais sa véritable naissance date de 1896 quand le maître cordonnier Konrad Birkenstock, à la tête de deux magasins de chaussures à Francfort, se lance dans la fabrication et la vente de semelles anatomiques flexibles. En 1925, une plus grande usine entourée d’un vaste terrain est achetée et agrandie à Friedberg/Hesse. Le cercle de clients s’élargissant, la production journalière devient plus importante et il devient nécessaire de travailler de jour comme de nuit. Parmi les articles produits figure le « lit de pied bleu ». Dans les années 30, Karl Birkenstock commence à proposer ses formations qui installeront sa réputation d’expert du bien-être du pied. Au cours de ces stages d’une semaine consacrés au pied au sens large, il formera plus de 5 000 spécialistes en quelques années. Des médecins de renom apportent leur soutien à ces stages et approuvent le « Système Carl Birkenstock ». Après la seconde guerre mondiale, son manuel d’orthopédie vantant la « marche naturelle » – ou système dit d’empreinte – et exposant son concept de chaussures saines, devient un best-seller.
Symbole baba cool dans les 60’s
En 1963, Carl Birkenstock lance la première sandale à semelle intérieure ergonomique flexible sur le marché, la sandale de gymnastique « Madrid », devenant ainsi le précurseur des chaussures confortables modernes. Les années 60 marquent alors la décennie dorée. En Allemagne d’abord, elle devient la grolle baba cool. Adoptée dès 1970 par les jeunes Américains bohèmes, la sandale devient un objet de contre-culture portée par des babas anti-diktats, anti-nucléaire, anti-guerre-au-Vietnam, anti-consumérisme, anti-conformisme social… À la fin des années 80 et à l’avant-garde des préoccupations écologiques, des colles respectueuses de l’environnement sont utilisées pour la première fois dans la production. Mais pour élargir le cercle de ses clients au-delà de sa niche d’aficionados inconditionnels-militants écolos et retraités randonneurs-, la marque tente de se renouveler dans les années 1990, avec l’introduction de nouveaux modèles et coloris. Un succès confirmé en 1997 par Narciso Rodriguez et Paco Rabanne, qui la mettent aux pieds de leurs mannequins. Paradoxalement, l’arrivée de nouveaux concurrents comme la marque américaine Crocs, a contribué à rendre cool des accessoires de mode unanimement considérés comme laids.
Glamourisation des années 2000
Mais contrairement aux sabots en plastique plein de trous, la marque allemande bénéficie à plein de la recherche actuelle d’authenticité et de confort des consommateurs, qui veulent désormais acheter moins, mais mieux. Mythique, historique, pratique, typique, orthopédique, la Birkenstock a réussi même à devenir chic aux pieds de stars hollywoodiennes qui l’ont exhibée dans les magazines People et même aux cérémonies les plus glamour comme aux Oscars où l’actrice Frances McDormand s’est affichée avec une robe couture Valentino mariée à une paire de sandales à deux brides Arizona de Birkenstock couleur jaune acide… Et il n’y a pas qu’aux États-Unis que Birkenstock a su opérer sa mue de chaussure ringarde à accessoire de mode culte. Quelques mois après son acquisition par L Catterton et Financière Agache, la marque s’est dotée d’un showroom en plein cœur du Marais. Un open space de 400 mètres carrés, situé dans une ancienne imprimerie classée monument historique, conçu pour être modulable et se transformer en espace événementiel… What else ?
Par Houda El Boudrari