En annonçant la fusion de leurs activités britanniques en plein confinement le 7 mai dernier, l’espagnol Telefonica et l’américain Liberty signaient la plus importante opération de M&A depuis le début de la pandémie en donnant naissance à une entreprise estimée à 31,4 Mds£ (36 Mds€). Un coup d’envoi pour le dégel des transactions arrêtées net depuis mi-mars ? S’il est encore trop tôt pour savoir si cette opération, dont les négociations ont duré cinq mois, sera suivie d’autres grandes annonces de rapprochements, beaucoup y voient un signal optimiste de reprise du M&A mondial, après des semaines de paralysie. Sous l’impact de la crise du coronavirus et de la chute des cours, le nombre de transactions dans le monde s’est effondré à 569 en mars pour une valeur globale de 46,6 milliards de dollars, renouant avec le niveau de la crise financière de 2008, selon des chiffres publiés début avril par Refinitiv.
Conséquence de l’épidémie, les acteurs de marché ont décidé de suspendre leurs plans stratégiques d’acquisition ou de cession. Certaines opérations en cours ont également été impactées par les effets du virus, bien que cela soit peu visible sur le marché français pour le moment en dehors de la spectaculaire remise en cause du rachat de PartnerRe par Covea. On compte pour l’heure bien plus de grands deals annulés ou suspendus outre-Atlantique et outre-Manche comme le recensent Xuefei Le et Aurélie Duponchelle, experts investment banking chez Refinitiv : « Dans le contexte de cette crise sanitaire, Mylan NV et Pfizer Inc ont par exemple décidé de reporter la fusion entre Mylan et Upjohn. Nous pouvons également évoquer CapVest qui a vu sa négociation pour la vente de Curium auprès d’acquéreurs potentiels particulièrement perturbée par les conditions de marché. En parallèle, Softbank a retiré son offre sur WeWork et, Cineworld risque d’annuler son projet d’achat de Cineplex en raison des impacts négatifs du Covid-19 sur le secteur du cinéma. » Les turbulences actuelles ont également tué dans l’œuf les velléités de prise de contrôle d’HP par Xerox, fait capoter le process de Boeing ciblant les activités civiles d’Embraer et avorter le rachat de la marque de lingerie Victoria’s Secret par le fonds Sycamore Partners.
Ajustements de prix et de modalités
Ces ruptures de deals fracassantes ont pour l’heure peu touché l’Hexagone. Seule l’acquisition du réassureur PartnerRe par Covea a capoté le 12 mai dernier faute de pouvoir faire baisser le prix et ainsi tenir compte des incertitudes créées par la pandémie de Covid-19. Mais le doute s’instille dans toutes les affaires majeures conclues ces derniers mois. Ainsi, on a vu LVMH tenter de renégocier le prix d’acquisition du très cher bijoutier Tiffany fixé en novembre dernier à 16,2 Mds$ (14,3 Mds€). Le géant du luxe y aurait finalement renoncé face aux obstacles juridiques, d’après les informations de Reuters début juin. De son côté, Worldline compte toujours boucler l’acquisition d’Ingenico au troisième trimestre. L’opération qui valorise la cible 7,8 Mds€ va créer un champion européen des services de paiement électronique, un secteur dont la dynamique n’est pas remise en cause par la crise sanitaire, bien au contraire. Idem, le projet de cession de la division ferroviaire de Bombardier au groupe français Alstom est « quasiment sur la voie » de son calendrier original, d’après les déclarations du PDG du groupe canadien, Éric Martel, lors de l’assemblée générale annuelle des actionnaires le 18 juin. Dévoilé en février, le projet de cession de la division ferroviaire de Bombardier à Alstom pour une valorisation de 6,2 Mds€ doit aboutir au cours du premier semestre 2021. L’opération doit aussi donner naissance au numéro 2 mondial dans le rail, mieux armé pour faire face à la concurrence du géant chinois CRRC. L’aboutissement de l’opération reste néanmoins soumis à l’accord des autorités de régulation concernées. En 2019, Alstom a subi une désillusion lorsque la Commission européenne a mis son veto à une fusion avec l’entreprise allemande Siemens. L’exécutif européen s’est donné jusqu’au 16 juillet pour rendre sa décision sur le rachat de Bombardier Transport par Alstom.
Quant à la fusion entre Fiat-Chrysler et PSA annoncée fin 2019, elle ne serait pas compromise malgré la crise aiguë qui frappe le secteur automobile. Cette fusion entre égaux doit permettre aux deux constructeurs de créer le quatrième groupe automobile mondial et de partager le fardeau des investissements dans les nouvelles motorisations. Mi-avril, le patron de PSA Carlos Tavares, qui sera aussi celui du futur groupe fusionné, a fait savoir à ses salariés que les deux constructeurs « accélèrent le rythme » pour boucler leur rapprochement à la fin de l’année. De son côté, Fiat Chrysler Automobiles (FCA) a confirmé son engagement à finaliser son projet de fusion à parité avec PSA « d’ici à la fin de cette année ou au début de 2021 » lors de l’annonce de ses résultats le 5 mai, faisant état d’une perte nette au titre du premier trimestre, une période marquée par les premières répercussions économiques de la crise sanitaire. Mais si l’impact du Covid-19 ne remet pas en question le principe du rapprochement, les modalités financières devront vraisemblablement être revues. Ces dernières prévoient que FCA versera un dividende exceptionnel de 5,5 Mds€ à ses actionnaires, tandis que PSA distribuera à ses porteurs sa participation de 46 % dans l’équipementier automobile Faurecia. À l’heure où l’industrie automobile subit l’effondrement de ses ventes, le montant du dividende exceptionnel qu’a prévu de débourser FCA paraît tout à fait irréaliste. Et en face, la participation que détient PSA dans l’équipementier Faurecia, a fondu comme neige au soleil. Ce dividende en actions valait 3,5 Mds€ avant la crise, là où il ne vaut plus aujourd’hui que 2 Mds.
Les opportunités du déconfinement ?
Dans tous les cas et pour les process maintenus, la volatilité des valorisations boursières, les pertes de chiffre d’affaires et l’impact de la crise sur la trésorerie devraient amener à des renégociations une fois une certaine visibilité retrouvée. Quant aux nouvelles opérations, la paralysie des marchés M&A devrait être moins prolongée que lors de la crise financière de 2008, comme le prédisent la plupart des experts qui s’attendent à une reprise des deals dès le quatrième trimestre.
« Avec l’essor prolongé des marchés financiers, les acquéreurs se plaignaient d’un excès d’argent à investir par rapport aux volumes de transactions disponibles, ce qui les empêchait de trouver des actifs à des coûts attractifs », expliquait Philippe Velard, Responsable Fusions & Acquisitions chez Gras Savoye Willis Towers Watson dans son observatoire trimestriel publié mi-avril. « Pour les investisseurs qui ont gardé précieusement leurs munitions, l’heure est venue de voir au-delà du court terme et de tenir compte de la valeur des entreprises sur le long terme. En cherchant où se situe la valeur, en procédant à une réévaluation des risques, en se montrant regardants et en prenant le temps de comparer la culture de leurs cibles à la leur, les acquéreurs pourront alors découvrir des opportunités réellement intéressantes. » Mais la redistribution des cartes post-Covid fait craindre aux pouvoirs publics que des investisseurs étrangers aux poches profondes fassent main basse sur des pépites françaises fragilisées. C’est ce qui a motivé l’arrêt des négociations exclusives entre l’américain Teledyne et le fonds Ardian sur le rachat du spécialiste de la vision nocturne Photonis pour une valorisation de 550 M$. L’industriel américain a annoncé début avril que l’État français s’opposait à l’opération. Cette décision inédite est appelée à être gravée dans le marbre par le renforcement du dispositif de contrôle des investissements étrangers annoncé fin avril par Bercy. Concrètement, l’arsenal français face à la crise sanitaire se traduit par une extension du champ des activités protégées, y intégrant par exemple le secteur des biotechs, et des investissements soumis à la procédure de contrôle. Ainsi, pour les investisseurs issus de pays tiers, le seuil de participation déclenchant la procédure d’autorisation est temporairement abaissé à 10 % pour les entreprises françaises cotées, contre 25 % précédemment. Un bouclier de protection mais aussi un frein à la reprise du M&A cross-border.
Par Houda El Boudrari