De tous temps, la famille a été considérée comme une valeur refuge quand le monde extérieur devient hostile. Ce principe se vérifie également dans la sphère économique où l’entreprise familiale résiste mieux que les autres aux tumultes des crises, y compris à la violence de la pandémie Covid-19. Ainsi, selon le rapport « Credit Suisse Family 1000 : Post the Pandemic » publié en septembre, les entreprises familiales ont surperformé de 305 points de base par rapport à leurs homologues non-familiales au cours du premier semestre 2020. En utilisant sa base de données mondiale « Family 1 000 », qui comporte plus de 1 000 entreprises familiales ou détenues par leur fondateur et cotées en bourse, le Credit Suisse a constaté que depuis 2006, cette typologie de sociétés a surperformé les entreprises non familiales de 370 points de base en moyenne par an. Et cet exploit se serait donc confirmé pendant la crise sanitaire. « Cette année, dans les circonstances exceptionnelles d’une pandémie mondiale, nous avons approfondi notre analyse et constaté que le modèle financier habituellement plus conservateur des entreprises familiales, fondé sur un endettement moindre et une forte génération de flux de trésorerie, s’est avéré un atout. Elles ont notamment eu moins recours aux aides publiques à l’emploi pour licencier leur main-d’œuvre, ce qui reflète implicitement leurs propres responsabilités sociales », commente Eugène Klerk, responsable Global ESG Research Product au Credit Suisse.
Les actionnaires sont prêts à sacrifier les dividendes et certains dirigeants leur salaire pour sauver l’entreprise et les emplois. »
Leçons du passé
Réputées plus prudentes sur les leviers d’endettement, les entreprises familiales savent aussi se montrer moins cupides dans leur politique de distribution des dividendes, voire capables de remettre la main à la poche le cas échéant. « En général, les entreprises familiales ont un faible taux de distribution de dividende. Elles utilisent l’excès de cash flow pour investir sur le long terme, confirme Rania Labaki, professeur associée de management à l’Edhec Business School, directrice de l’Edhec Family Business Research Centre. Les actionnaires sont prêts à sacrifier les dividendes et certains dirigeants leur salaire pour sauver l’entreprise et les emplois ». C’est par exemple ce qui s’est passé pour Solvay qui a lancé dès le mois d’avril un fonds de solidarité à l’initiative de sa CEO Ilham Kadri et de l’équipe de direction qui y a versé 15 % de sa rémunération annuelle et incité les actionnaires à y contribuer à hauteur de 30 % de leurs dividendes. Si le chimiste belge aux 10 milliards d’euros de revenus, qui a racheté le français Rhodia en 2009, n’est plus dirigé depuis belle lurette par un descendant de son fondateur en 1863 Ernest Solvay, la famille de ce dernier en détient toujours plus de 30 % du capital. Ce qui pose la question de la définition même d’entreprise familiale, qui relève de périmètres à géographie variable. Ainsi, la commission européenne définit comme « familiale », une entreprise dont la majorité des droits de vote ou assimilés sont, directement ou indirectement, dans les mains du fondateur ou de ses descendants, avec l’un des membres de la famille toujours formellement investi dans le système de gouvernance. Mais cette acception est jugée bien trop restrictive à l’usage. Et la plupart des études considèrent comme entreprises familiales des sociétés dont l’actionnaire de référence est constitué de membres ou descendants de la famille du fondateur, comme l’étude de référence de Credit Suisse qui porte sur des entreprises cotées dont au moins 20 % du capital ou des droits de votes sont détenus par le fondateur ou sa famille. À ce titre, une enquête d’Euronext publiée en 2018, montre que « le CAC 40 est aussi une histoire de famille » : les fondateurs et leurs familles détiennent 10 % du capital, soit 136 milliards d’euros. « Des familles et des fondateurs ont été identifiés dans 19 des 40 sociétés du CAC 40 et elles dépassent 20 % de l’actionnariat dans dix sociétés », relève l’étude. C’est dire que les entreprises familiales sont loin de former un bloc homogène : entre l’ETI encore très majoritairement contrôlée par un fondateur omniscient et un groupe coté dont l’actionnaire de référence est la septième génération de descendants, les liens de l’affectio societatis sont plus ou moins distendus. Quoique. Si les dissensions entre héritiers donnent parfois lieu à des feuilletons à la Dallas, beaucoup de dynasties entrepreneuriales ont su se forger un esprit de corps, et une cohésion bâtie au fil des crises et des leçons du passé. Ce qui explique aussi cette forme de robustesse caractéristique de ce type d’actionnariat. « Les crises vont permettre de construire une résilience dans le temps, de donner des capacités de réaction et d’anticipation, souligne Rania Labaki. Cette expérience de gestion de stress est amplifiée dans l’entreprise familiale car elle interagit de façon très proche avec l’écosystème, la famille et les actionnaires ».
« Loyautés invisibles »
De cette longue histoire souvent fortement ancrée dans un territoire, comme Yves Rocher et La Gacilly romancée du grand-père fondateur ou la famille Mulliez et ses ramifications tentaculaires dans le Nord, découlent également tout un réseau enchevêtré de liens avec l’écosystème au sens large : salariés de l’entreprise de génération en génération, fournisseurs, banquiers, conseils et prestataires. Ce que Rania Labaki, qui a étudié la dimension émotionnelle de ces entreprises familiales, apparente au concept de « loyautés invisibles ». « En adaptant le concept des « loyautés invisibles » en psychanalyse familiale aux entreprises familiales, nous avons constaté dans nos recherches que les familles tendent à élargir ces loyautés au-delà du cercle familial intergénérationnel pour englober celui des parties prenantes, soutient la directrice de l’Edhec Family Business Research Centre. Cela explique en partie comment, par exemple, la Banque Hottinguer qui a fait l’objet d’une de nos études de cas, une entreprise familiale de septième génération dont les origines remontent à 1786, a traversé de nombreuses et diverses crises ». La longévité de certaines dynasties familiales trouverait ainsi son explication dans un certain attachement à des valeurs sociétales fortes, et un subtil équilibre entre le conservatisme des héritiers et l’esprit d’innovation et de conquête des pionniers. Ainsi, d’après l’étude de Credit Suisse, les entreprises familiales ont tendance à obtenir des résultats légèrement meilleurs sur les évaluations ESG que les entreprises non familiales. « Cette meilleure performance globale, qui s’est renforcée au cours des quatre dernières années, est principalement due à de meilleures évaluations environnementales et sociales, les entreprises familiales semblant être à la traîne de leurs homologues non familiales en termes de gouvernance », pointe le rapport « Credit Suisse Family 1000 : Post the Pandemic ». Forcément, la gouvernance est souvent là où le bas blesse pour des entreprises qui souhaitent par essence privilégier la transmission familiale. Dès la deuxième génération, les liens familiaux tendent à s’atténuer, par le nombre croissant des membres, la dispersion géographique et celle des valeurs. « Si l’entreprise familiale ne met pas en place des mécanismes de gouvernance familiale, un comité intergénérationnel, un bureau ou une charte familiale pour coucher sur papier les valeurs et s’engager sur ses lignes directrices, alors il est probable que les liens s’atténuent, avec des clans minoritaires et des secrets de famille », prévient Rania Labaki. Les statistiques montrent qu’après la troisième génération, il reste 10 % d’entreprises familiales et 2 % en quatrième et cinquième génération. La petite minorité, qui arrive à surmonter tous les obstacles d’une transmission ratée, est forcément plus résiliente…
Par Houda El Boudrari