Sylvain Lambert, associé en charge du département développement durable chez PwC.
Conjuguer la quête de sens, exigence de plus en plus impérieuse des actionnaires de long terme, avec la maximisation du profit : une équation complexe mais un défi à la hauteur des enjeux de notre époque.
À l’heure où Décathlon renonce à son « hijab de course » pour ne plus être accusé de promouvoir un symbole de la domination de la femme, où les chaînes de fast-food se font tirer les oreilles par un lobby d’investisseurs pour leur impact négatif sur le réchauffement climatique, et où le plus gros fonds souverain mondial annonce son retrait des énergies fossiles, les enjeux sociétaux et environnementaux s’invitent de plus en plus au cœur des stratégies des entreprises. Est-ce le rôle des sociétés de l’économie marchande de répondre aux enjeux de transition écologique au niveau planétaire, et aux aspirations à plus de cohésion sociale et territoriale portés par les mouvements sociaux de ces derniers mois ? C’est manifestement ce qui leur est de plus en plus demandé à la fois par les puissances publiques et par leurs propres actionnaires. La très attendue lettre annuelle de Larry Finck, le p-dg de Blackrock, incitait les entreprises dont il est actionnaire, à définir « leur raison d’être » : « Déconcertée par les profondes mutations économiques et l’impuissance des gouvernements à apporter des solutions durables, la société se tourne de plus en plus vers les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées, pour répondre aux enjeux sociaux et économiques. Ces sujets vont de la protection de l’environnement aux problématiques d’égalité raciale et entre les sexes », écrit le patron du plus gros actionnaire mondial, avec près de 6 000 milliards de dollars sous gestion, qui prévient contre la tentation de « la maximisation des profits de court-terme aux dépens de la croissance à long terme ». Ces leçons de morale peuvent faire sourire de la part d’un investisseur par ailleurs loin d’être exemplaire, comme il l’a démontré récemment dans la morbide affaire Khashoggi où son boycott du « Davos du désert » suite à l’implication de l’État Saoudien dans l’assassinat du journaliste en Turquie ne s’est pas traduit par un retrait de ses investissements dans le Royaume saoudien.
Quand les actionnaires passifs montent au créneau. Mais les grands investisseurs de la planète ne sont pas à un paradoxe près et leurs exhortations auprès des entreprises de leurs portefeuilles pour une gestion plus responsable sur les thématiques environnementales et sociales se font de plus en plus pressantes. D’autant que les gestionnaires passifs le sont de moins en moins, s’imprégnant des méthodes des activistes, pour tenter d’influencer la stratégie et la gouvernance de leurs portefeuilles. À titre d’exemple, dans son rapport 2018, le fonds souverain norvégien annonce s’être opposé à une ou plusieurs résolutions dans 27,5 % des assemblées générales. Si la contestation des rémunérations des dirigeants reste en tête des motifs de mécontentement de l’institutionnel aux 1 000 milliards de dollars sous gestion, les préoccupations environnementales et sociétales font de plus en plus l’objet de mesures punitives. En 2018, le fonds a exclu 13 sociétés de son portefeuille pour des raisons éthiques. Six l’ont été pour des dommages à l’environnement ou des violations des droits de l’homme, une pour corruption, et quatre dans le domaine de l’armement. Connu pour son positionnement pionnier sur la RSE, le plus gros fonds souverain mondial a aussi cédé ses participations dans 30 groupes du fait des risques extra-financiers (environnement, social, gouvernance) qui pèsent sur ces sociétés. Et l’impact de ses décisions s’étend bien au-delà de la Norvège, de nombreux investisseurs lui emboîtant le pas. C’est ainsi qu’un groupe de 80 investisseurs mondiaux, pesant un total de 6 500 milliards de dollars d’actifs gérés, a interpellé récemment les six principales chaînes de restauration rapide pour leur demander d’améliorer la durabilité de leurs filières d’approvisionnement en viande et produits laitiers, afin de limiter leur contribution au réchauffement climatique.
Il est de plus en plus évident que les préoccupations sociétales sont autant l’affaire des entreprises que des États. »
Un environnement réglementaire pionnier. L’engagement actionnarial peut aussi s’articuler autour de la promotion d’initiatives et de bonnes pratiques d’entreprises. C’est notamment le cas pour les « Science Based Targets » (SBT), ou « objectifs basés sur la science » qui consiste à faire valider les objectifs de réduction des émissions des entreprises par un comité indépendant, sur la base d’une méthodologie scientifique. Lors de la COP 21, 118 entreprises se sont publiquement engagées à se fixer des SBT. En France, 31 entreprises se sont engagées à publier un SBT, et 8 l’ont fait approuver : Atos, Capgemini, Danone, Gecina, Kering, L’Oreal, Sopra Steria et Suez. L’initiative Science Based Targets est promue par de nombreux investisseurs. Le sujet a également été porté lors des assemblées générales 2018 de 31 sociétés du CAC 40 par la société de gestion Phitrust, acteur historique de l’engagement actionnarial en France. Enfin, cette injonction donnée aux entreprises de se préoccuper de l’intérêt général intervient dans un environnement réglementaire considéré comme pionnier en France. Car dès 2002 la France a introduit une obligation de reporting, renforcée par la loi Grenelle 2 en 2012. Plus récemment, la transposition de la Directive Européenne sur la transparence extra-financière en 2017 et l’article 173 de la loi de Transition Énergétique en 2015, dont une partie vise spécifiquement le monde des investisseurs, ont complété le dispositif. « Il est de plus en plus évident que les préoccupations sociétales sont autant l’affaire des entreprises que des États. L’appropriation des ODD (Objectifs de Développement Durable, Ndlr) par les entreprises incarne bien leur volonté d’être des acteurs engagés au-delà de leur champ de responsabilité traditionnel. Il s’agit pour les entreprises de dépasser la seule sphère économique pour prendre, voire reprendre, leur place au sein de la société. L’engagement des entreprises est aujourd’hui incontournable face à la taille des enjeux auxquels nous faisons face, et ce sont bien elles qui seront des acteurs majeurs du changement », précise Sylvain Lambert, associé en charge du département développement durable chez PwC, qui a publié un rapport récent sur l’engagement des entreprises face aux 17 Objectifs de Développement Durable adoptés par l’ONU en 2016.
Dans le contexte législatif franco-français, les débats passionnés autour de l’article 61 de la loi Pacte, l’une des mesures phares en matière de responsabilité sociétale des entreprises, aura également permis de faire bouger les lignes autour de la notion de « raison d’être » et d’entreprises à mission. Détricoté par le Sénat le 12 février et remis dans sa version initiale dans la loi par les députés le 16 mars, cet article devrait entraîner la modification du Code civil pour y intégrer l’obligation de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux de l’activité des entreprises. Il donnerait aussi la possibilité à celles qui le souhaiteraient d’inscrire leur raison d’être dans leurs statuts, ouvrant la voie aux entreprises à mission.