Entre le déclenchement de la guerre en Russie, la montée en puissance des problématiques extra-financières ou encore l’augmentation des risques en matière de conformité, les sujets de vigilance sont nombreux pour les administrateurs. François Barrière et Pascal Bine, du cabinet Skadden, reviennent sur l’actualité dans ce domaine.
Il y a près d’un an, la Russie envahissait l’Ukraine. Cet événement exceptionnel a-t-il marqué l’année 2022 sur le plan de la gouvernance des entreprises françaises ?
Pascal Bine : Logiquement, le déclenchement de cette guerre a fortement mobilisé les conseils d’administration des groupes français qui étaient alors présents en Russie. Qu’ils y aient été contraints sous l’effet des sanctions internationales ou par la pression politique, un certain nombre a dû prendre la décision de quitter le pays.
François Barrière : Pour les administrateurs concernés, il a ainsi fallu définir les modalités de ce retrait (choix de l’acquéreur, détermination du prix, intégration ou non d’une clause de rachat à terme…), qui se sont le plus souvent traduites par des impacts comptables et financiers significatifs.
Pascal Bine : Nul doute que ce sujet restera d’actualité en 2023.
Quelles autres thématiques ont concentré l’attention des administrateurs au cours des derniers mois ?
Pascal Bine : Devenue une question critique lors de la crise sanitaire, la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales s’est encore amplifiée avec le conflit ukrainien. Pour les entreprises internationales, la sécurisation de leur supply chain est demeurée une problématique centrale tout au long de 2022, y compris pour les conseils d’administration. Au-delà des aspects strictement opérationnels, elle revêt une dimension très stratégique dans la mesure où elle pose la question, dans certains cas, de la relocalisation de certaines activités industrielles.
François Barrière : De même, le risque cyber, qui n’est pas nouveau, continue d’augmenter. Alors que sa gestion est longtemps restée l’apanage de la direction des systèmes d’information et de la direction générale, elle tend dans ce contexte à être suivie de plus en plus près par les instances d’administration, dans leur rôle de surveillance, soucieuses de vérifier que la politique déployée dans ce domaine (protections des SI, formations des équipes, souscription d’assurances cyber…) est à la hauteur de la menace.
Pascal Bine : J’ajouterais enfin deux autres thèmes, certes bien identifiés désormais, mais face auxquels les administrateurs sont exposés à des difficultés croissantes. Le premier concerne les opérations de fusions-acquisitions transfrontalières, qui sont des opérations de plus en plus complexes à réaliser du fait notamment du renforcement des contraintes réglementaires. Le deuxième a trait aux obligations en matière de conformité, qui sont de plus en plus larges et difficiles à gérer.
François Barrière : À ce titre, la décision d’une entreprise de construction française, fin 2022, de conclure une convention de plaider coupable outre-Atlantique pour des accusations relatives à des paiements à des groupes qualifiés de terroristes par les États-Unis – une première de la part d’une entreprise –, alors même qu’une instance judiciaire est toujours en cours en France, est venue rappeler que les aspects de compliance ne peuvent pas seulement être perçus, par les organes de gouvernance, comme étant purement théoriques.
Pascal Bine : Véritable lame de fond, le troisième thème majeur pour les conseils d’administration concerne les sujets liés à la RSE.
En cela, la loi Pacte, qui dispose que la société doit être « gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », a-t-elle changé la donne ?
François Barrière : Incontestablement. Au cours des deux dernières années, de nombreuses résolutions portant sur les questions climatiques ont été soumises au vote des actionnaires (. say on climate .). Si ce type de démarches pouvait résulter, à l’origine, de campagnes d’ONG ou d’offensives initiées par des investisseurs activistes, nous observons qu’elles sont dorénavant souvent engagées à l’initiative même des émetteurs, y compris d’émetteurs qui n’évoluent pas dans des secteurs directement liés à l’énergie (Nexity, Icade, Elis…). Or cette tendance est lourde de conséquences pour les administrateurs : doivent-ils soumettre des résolutions sur ce sujet ? ; quelle stratégie de décarbonation doivent-ils arrêter, avec quels objectifs précis ? ; etc. De telles réflexions soulèvent non seulement une dimension ex post, mais également ex ante. En effet, l’entreprise devra rendre compte de ses performances sur ces aspects, et devoir justifier le cas échéant le non-respect d’engagements pris préalablement. D’ailleurs, tandis que la dernière révision du code Afep-Medef sur le gouvernement d’entreprise s’est focalisée en décembre dernier sur l’intégration de recommandations en lien avec la RSE, l’une d’entre elles invite les sociétés à présenter à leurs actionnaires au moins tous les trois ans la stratégie climatique et les principales actions engagées à cet effet (cf. la table ronde pages 20 . 29).
Concrètement, comment cette vague RSE affecte-t-elle le travail des instances de gouvernance ?
Pascal Bine : Elle impacte déjà la manière de travailler des administrateurs, qui sont contraints d’entretenir un dialogue plus poussé avec la direction générale sur les sujets extrafinanciers et de surveiller plus attentivement la communication de l’entreprise sur ces derniers.
François Barrière : À terme, cette tendance pourrait aussi influer sur la composition des conseils d’administration, ainsi que sur leur organisation. Afin que les administrateurs en place puissent jauger de la pertinence de la stratégie sur un plan climatique, le suivi de formations dédiées pourrait devenir nécessaire, de même que la nomination de membres aux compétences reconnues sur ce sujet. Certains groupes pourraient également être tentés d’aller plus loin, par exemple en nommant un administrateur référent sur ce thème et/ou en créant un comité dédié à la RSE. À ce jour, ce rôle est parfois dévolu au comité d’audit, dont l’attention est cependant portée prioritairement sur d’autres missions.
Face à la pression croissante de la société civile et des législateurs autour notamment du devoir de vigilance, la responsabilité individuelle des administrateurs pourrait-elle être engagée ?
Pascal Bine : En France, le principe de collégialité du conseil d’administration prévaut. En cas de poursuites, il est plus évident que soit engagée la responsabilité collective du conseil. Cette hypothèse est d’autant plus probable que la responsabilité individuelle des administrateurs est très difficile à mettre en cause puisqu’il faut, pour ce faire, qu’il y ait eu une faute personnelle de l’administrateur concerné et que celle-ci ait entraîné un préjudice.
Sur un plan réglementaire, de nouveaux textes pourraient-ils influencer l’agenda ou les priorités des administrateurs de groupes français dans les prochains mois ?
Pascal Bine : L’Union européenne multiplie les initiatives d’encadrement réglementaires dans le domaine extra-financier. Force est de constater qu’elle s’inspire très largement du droit français, qui est plutôt en avance sur ces sujets. Il n’y a qu’à regarder le projet de directive communautaire sur le devoir de vigilance des entreprises que la Commission européenne souhaite faire adopter : cette obligation s’applique aux entreprises françaises depuis 2017. Ce faisant, les sujets d’attention des administrateurs en 2023 devraient sensiblement rester les mêmes qu’en 2022.