En quoi la nature des difficultés auxquelles sont aujourd’hui confrontées les entreprises diffère-t-elle des précédentes crises ?
Manuel Wingert : La crise de 2008 était d’abord financière et portait essentiellement sur les liquidités des entreprises. Celle que nous vivons touche l’économie globale et réelle. Les problématiques actuelles des entreprises portent sur leur chiffre d’affaires, sur leur production. Des difficultés qui sont difficilement surmontables pour des entreprises qui étaient, pour certaines, déjà fragilisées avant la survenance de l’épidémie.
Aurélia Perdereau : Il y a classiquement un effet décalage entre la survenance de la crise et les défaillances des entreprises. Cette fois-ci, le décalage sera d’autant plus important que les créanciers, notamment publics et institutionnels, ont sursis à exiger le paiement de leur dette, mais aussi bien sûr que la mobilisation de l’État a été sans précédent, particulièrement avec la mise en place du PGE. Dès lors, les dirigeants n’ont pas cherché à demander la protection du tribunal de commerce. Au 31 août dernier, le nombre de défaillances d’entreprises était inférieur de 50 % à celui constaté sur la même période en 2019, qui était déjà une année historiquement basse.
Manuel Wingert : La situation actuelle est un trompe-l’œil. La crise s’annonce profonde pour un grand nombre d’entreprises. Ce soutien étatique a conduit à créer de la dette alors que, très largement, le manque à gagner résultant de la crise ne sera pas récupéré. Je pense par exemple au secteur événementiel dans lequel de nombreux groupes ont été contraints d’annuler certaines manifestations annuelles : ce chiffre d’affaires ne sera de toute évidence par reporté, mais sera bel et bien perdu.
Comment les entreprises doivent-elles se préparer à l’interruption de ce soutien étatique ?
M.W. : Il me semble que certains dirigeants d’entreprises ont été comme anesthésiés par ces mesures étatiques. Beaucoup spéculent également sur de nouvelles mesures, sur le maintien dans le temps de celles existantes, voire leur aménagement notamment à travers les rumeurs de transformation des PGE en quasi-fonds propres.
Le risque se situe tant dans l’attentisme que dans une forme de fuite en avant. Les dernières mesures visant notamment à permettre aux entreprises de financer leurs carnets de commandes auprès de sociétés d’affacturages peuvent conduire à des illusions basées sur l’idée que l’État ne pourra pas laisser retomber l’économie, mais qui ont pour corolaire de brider l’initiative des chefs d’entreprise. Les dirigeants doivent sortir de leur atonie et évaluer la réalité économique de leur groupe.
A. P. : Rappelons que du 13 mars au 23 août inclus, une ordonnance avait suspendu l’obligation, pour les dirigeants, de demander l’ouverture d’une procédure collective au tribunal de commerce dans les 45 jours suivant la cessation des paiements. Dans la mesure où les dirigeants n’étaient dès lors plus exposés à un risque de sanctions, les demandes d’ouverture de procédures préventives ou collectives ont été très largement suspendues. On sait désormais que cette période de crise va durer encore plusieurs mois. Les chefs d’entreprises doivent donc prendre leur destin en main et chercher à négocier avec leurs créanciers.
Comment les procédures préventives, que sont le mandat ad hoc et la conciliation, peuvent-elles être utilisées alors même qu’il est quasiment impossible aujourd’hui de faire la moindre prévision sur une reprise totale d’activité ?
M.W. : Compte tenu de la survenance de la deuxième vague de contamination, on peut présager que la reprise économique ne prendra pas la forme d’un V, mais sera très progressive. L’anticipation demeure essentielle, même en l’absence de visibilité. Plusieurs situations peuvent déjà conduire à engager des négociations avec certains créanciers, notamment, avec pour objectif de passer le cap du 1er semestre 2021. Pour l’instant, ces discussions semblent toujours possibles. Les procédures préventives – que l’on devrait d’ailleurs plutôt appeler « accompagnement préventif » – sont confidentielles et permettent d’obtenir d’excellents résultats.
A. P. : Rappelons également que le mandat ad hoc et la conciliation sont à la main du dirigeant qui peut en demander l’ouverture, ou la clôture. Le passage par le tribunal de commerce doit être perçu comme une sécurisation, une assistance supplémentaire pour négocier avec les créanciers et les partenaires de l’entreprise. Bien sûr les incertitudes sanitaire et économique actuelles rendent la rédaction d’un prévisionnel particulièrement compliqué. Les négociations permettront donc surtout de donner du temps à l’entreprise.
Quels sont les premiers réflexes qu’un dirigeant doit avoir dès à présent ?
M.W. : Il doit absolument établir un diagnostic réel de la situation économique de son entreprise. Il doit calculer précisément son endettement et ses perspectives raisonnables de poursuite de son activité avec lucidité. Une fois ce diagnostic établi, il pourra le cas échéant entamer des discussions avec ses créanciers et partenaires.
A. P. : Ce diagnostic peut être partagé avec les spécialistes de la matière : avocats et administrateurs judiciaires. Les consultations n’engagent à rien, elles permettent d’être aguillés vers la bonne procédure, dans le bon délai. Le dirigeant doit connaître toutes les options qui s’offrent à lui pour être capable de réagir efficacement.
L’ordonnance du 20 mai 2020 facilitant la reprise par le dirigeant d’une entreprise en faillite, soulève la polémique. Est-elle selon vous justifiée ?
A. P. : Contrairement à ce que l’on a pu lire, les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance n’ont pas été mises en place pour satisfaire deux ou trois actionnaires.
Il est nécessaire de rappeler le contexte de publication de l’article 7 de cette ordonnance. L’exécutif craignait alors que certaines entreprises, importants employeurs locaux, ne trouvent pas de repreneur. C’est pourquoi il a étendu (mais n’a fait qu’étendre les possibilités de saisine) les dispositions de l’article L 642-3 du Code de commerce qui donnaient déjà pouvoir au tribunal, sur requête du ministère public exclusivement, d’autoriser la cession au dirigeant par un jugement spécialement motivé. Depuis cette ordonnance, l’administrateur judiciaire et le débiteur sont également en droit de demander une telle cession. Mais le contrôle du tribunal est le même et sa décision doit être motivée.
M.W. : C’est une simple adaptation d’une disposition de la loi de sauvegarde, datant de 2006. Cette polémique n’est pas justifiée et est l’héritage de cette idée très française selon laquelle le dépôt de bilan est la conséquence d’une faute du chef d’entreprise. En droit belge par exemple, l’auto-cession est possible à condition que l’offre de reprise présentée par le dirigeant soit la meilleure par rapport à des offres concurrentes. L’article 7 de l’ordonnance du 20 mai 2020 vient en quelque sorte reconnaître que la défaillance de l’entreprise est la conséquence directe de la crise sanitaire et que la responsabilité du dirigeant n’est pas en jeu. Le dirigeant peut donc solliciter du tribunal qu’il déroge au principe d’interdiction de reprise prévu par l’article L642-3.
A. P. : Dans ce cas, la mission de l’administrateur judiciaire est de vérifier que le dirigeant n’agit pas dans une logique frauduleuse. C’est pourquoi il doit s’assurer qu’un appel d’offres est mis en œuvre pour rechercher s’il n’y a pas d’autres candidats à la reprise présentant une offre plus compétitive. Au final, je crains que cette polémique n’engendre l’effet inverse de celui qui était recherché par les rédacteurs du texte, car désormais le parquet sera réticent à avoir recours à l’article L 642-3. Dès lors que l’offre soumise au tribunal est la seule, ou la meilleure solution, pour préserver l’activité et maintenir durablement l’emploi, alors ce mécanisme n’est en rien attentatoire à la morale des affaires.
Par Ondine Delaunay