RESTRUCTURER POUR RESTER COMPÉTITIF DANS L’ÉCONOMIE POST-COVID
Malgré l’arrêt progressif de certains dispositifs de soutien aux entreprises, les défaillances de sociétés ont poursuivi leur chute en 2021. Selon la Banque de France, quelque 27 285 défaillances ont été enregistrées, en baisse de 12,7 % par rapport à 2020. L’élection présidentielle devrait sans aucun doute repousser la reprise du marché du restructuring. Mais les dirigeants ne restent pas dans l’attente, les bras croisés et continuent à assainir leur bilan. Dans quelles conditions renégocient-ils aujourd’hui leurs dettes ? Comment le feront-ils demain ?
ANALYSE DU MARCHÉ par Joanna Rousselet, administrateur judiciaire, Abitbol & Rousselet, Jacques Fineschi, président du tribunal de commerce de Nanterre, et Pierre-Alain Bouhénic, associé du cabinet Brown Rudnick
Comment le marché du restructuring a-t-il évolué en 2021 ?
Jacques Fineschi : L’année 2020 a été marquée par une baisse de 39 % des procédures collectives par rapport à 2019. En 2021, une nouvelle baisse de 13 % est intervenue de sorte qu’en 2 ans ces ouvertures ont diminué au total de près de 50 %. De plus, au sein du tribunal de commerce de Nanterre, que je préside, les procédures collectives concernent des sociétés de plus en plus petites. Certes, s’agissant des liquidations, les changements ne sont pas significatifs : en moyenne, continuent d’être concernés 1 à 2 salariés par entreprise. Mais s’agissant des sauvegardes et des redressements judiciaires, la moyenne des chiffres d’affaires et des effectifs concernés est en baisse. Les procédures préventives – mandats ad hoc et conciliations – ont connu en revanche une très forte augmentation en 2020 à Nanterre, puisque 115 procédures ont été ouvertes, soit 2,3 fois plus qu’2019, une situation relativement atypique par rapport aux autres tribunaux de commerce. Ces ouvertures ont touché un effectif de 39 000 salariés et un chiffre d’affaires de 13,6 Mds€, donc des entreprises de grande taille, généralement dotées d’une direction juridique ou d’un conseil juridique permanent. En 2021, nous avons ouvert 91 procédures portant, au total, sur 1,6 Md€ de chiffre d’affaires et 20 000 salariés. Un niveau qui est donc resté soutenu, même si la taille des entreprises concernées a baissé ; toutefois aucune procédure n’a porté sur des TPE et les dossiers de PME ont été rares. Ces dispositifs de prévention sont ouverts à toute entreprise. Pourtant, force est de constater que de nombreux freins perdurent, notamment chez les entreprises petites ou moyennes. Le premier est qu’en France, le dirigeant, prisonnier de son image d’omniscience, est supposé maîtriser toute situation difficile et toujours se montrer optimiste, au point d’être dans le déni par rapport à la situation réelle de l’entreprise. Un deuxième frein est que nombre de dirigeants sont dans l’incapacité d’apprécier et, a fortiori, d’anticiper la gravité de la situation, faute notamment d’outils prévisionnels adéquats. Un troisième frein est la méconnaissance des procédures préventives non seulement par les dirigeants mais souvent aussi par leurs conseils, avocats non spécialisés, experts-comptables, commissaires aux comptes. Un quatrième frein est la peur, souvent irraisonnée, du tribunal, vu comme l’institution qui liquide et sanctionne et non comme l’institution qui peut aider les entreprises à traiter leurs difficultés. Un dernier frein, enfin, est la crainte du « parcours du combattant » entre les nombreux organismes qui contribuent à la prévention alors que le dirigeant manque cruellement de temps.
Les entreprises ont été soutenues par l’État durant la crise du Covid-19. Doit-on craindre les conséquences du remboursement des aides accordées ?
Joanna Rousselet : Au total, 240 Mds€ d’aides publiques Covid ont été débloquées, sous différentes formes : PGE, fonds de solidarité, prêts participatifs, chômage partiel, allègement de charges sociales et fiscales, etc. Elles ont été absolument indispensables et le gouvernement a effectué un travail remarquable dans un calendrier restreint. Elles ont néanmoins été poussées très loin, à tel point que les défaillances d’entreprises sont paradoxalement moins nombreuses depuis la crise sanitaire et que nous assistons, dans certains cas, au phénomène d’entreprises dites ‘zombies’, c’est-à-dire maintenues artificiellement en vie. Le principal outil d’aides a été, de loin, le PGE. Il s’agit néanmoins d’un instrument de dette, contrairement au prêt participatif ou au fonds de solidarité, que les entreprises devront donc rembourser. Des outils existent néanmoins pour lisser la restructuration et le remboursement.
Pierre-Alain Bouhenic : Nous nous trouvons dans une situation totalement inédite en raison de la conjonction de facteurs de crises encore inexpérimentées. Au-delà de la crise sanitaire dont l’impact n’est pas encore mesuré (notamment l’explosion attendue de l’inflation et l’impact durable sur les modes de consommation) les entreprises doivent faire face à une crise des composants, aux conséquences de la guerre en Ukraine qui impactera l’approvisionnement en matières premières et leur coût (plus particulièrement celui de l’énergie) et, enfin, à la complication du marché de l’emploi avec la difficulté à laquelle sont confrontées les entreprises pour procéder aux recrutements nécessaires, tous profils confondus. Cette situation intervient dans un contexte où, après la crise sanitaire, les acteurs économiques disposent – grâce aux mesures mises en place – de liquidités mais sont, pour beaucoup d’entre eux, fortement endettés. Les mesures mises en place, notamment les PGE (143 Mds€ ont été tirés), ont permis d’éviter un cataclysme économique et social, mais en synthèse la réponse à une perte de chiffre d’affaires a été (en grande partie au moins) un financement qu’il faut désormais rembourser. La question du remboursement du PGE se pose à un moment où les entreprises pourraient avoir besoin de toutes leurs ressources pour faire face à la complexité de la situation. Or, leur capacité à injecter des financements est assez réduite car les banques ont désormais peu d’appétence pour prêter. Comment vont-elles être en mesure de faire face à cette situation totalement nouvelle ?
Jacques Fineschi : Si l’on considère 2019 comme une année « normale », on peut estimer que de mars 2020 à juin 2022, 54 000 entreprises de plus seraient venues en procédure collective s’il n’y avait pas eu de pandémie. Il y a donc eu un effet d’aubaine très clair à cette crise. Quatre facteurs sont en effet venus compenser la perte de cash-flow d’exploitation lié à la baisse d’activité : les mesures gouvernementales compensatoires comme celle de l’aide au travail partiel par exemple, l’étalement des dettes fiscales et sociales, les différents prêts et avances dont notamment le PGE, et la baisse du BFR consécutive à la baisse du chiffre d’affaires qui a généré de la liquidité. Ces facteurs ont créé une situation de trésorerie souvent très confortable ! Mais l’avenir s’annonce plus difficile car, dans les années qui viennent, non seulement l’entreprise devra faire face à ses engagements d’exploitation et à ses investissements habituels, mais elle devra aussi reconstituer son BFR, rembourser les dettes fiscales et sociales étalées ainsi que les prêts. Ces besoins de financement supplémentaires pourront peut-être dans un premier temps être épongés par la trésorerie artificielle créée, mais risquent de poser problème à plus ou moins court/ moyen terme, de la même manière qu’une société en plan de redressement ou de sauvegarde n’a souvent aucune difficulté à assumer les échéances de son plan d’apurement du passif dans les premières années grâce à la trésorerie accumulée pendant la période d’observation, avant de connaître de nouvelles difficultés.
Pierre-Alain Bouhénic : La situation de trésorerie dans laquelle se trouvent les acteurs économiques est de fait artificielle et donne un effet trompe-l’oeil. Les 143 Mds€ de PGE qui ont été tirés ont déjà été consommés à 60 % et en face de la situation cash dans laquelle elles se trouvent, les entreprises ont un niveau d’endettement important et un besoin de financement élevé destiné à procéder aux investissements qui n’ont pas été réalisés au cours des dernières années, mais aussi à financer le BFR qu’appellera la reprise de l’activité. La situation est donc préoccupante et va se poser la question pour les entreprises de la façon dont elles vont reconstituer leur trésorerie. Le sujet de la consolidation des capitaux propres, c’est-à-dire de l’equity, sera donc au coeur des problématiques liées à la reprise.
Joanna Rousselet : Le marché de 2022 sera probablement encore atone et évoluera de façon plus dynamique plus certainement en 2023 ou 2024. Plusieurs facteurs peuvent néanmoins entraîner un travail en profondeur de restructuration dès 2022 pour nombre d’entreprises. La remontée des taux, l’inflation, les difficultés d’approvisionnement, la guerre en Ukraine, la hausse des coûts de l’énergie, les difficultés de recrutement et les revendications salariales dans le secteur de la restauration ou de la sécurité par exemple sont autant d’incertitudes économiques qui pèsent sur nos entreprises, et il est peu probable que l’État dispose de ressources suffisantes pour mener un plan de relance aussi ambitieux que celui de 2020. L’année 2022 correspond par ailleurs à l’expiration de la deuxième année de franchise des PGE mis en place en 2020 et qui vont donc devoir commencer à être remboursés dans les prochaines semaines et les prochains mois. Leur renégociation démarre donc dès à présent. Enfin, plusieurs secteurs font face à des changements majeurs de modèle économique, qui vont rendre nécessaires des investissements importants, par exemple dans le secteur automobile avec les voitures électriques et les voitures autonomes ou dans le retail avec le développement toujours croissant du e-commerce qui traduit des changements de consommation importants. Au total, les entreprises vont donc être confrontées au triple défi de faire face en même temps aux impacts toujours massifs de la crise sanitaire et, désormais, de la guerre en Ukraine sur leurs résultats, au remboursement du lourd endettement contracté pendant la crise sanitaire et au financement des indispensables dépenses d’investissement.
Pierre-Alain Bouhénic : Concernant les modalités de remboursement de ces PGE, il subsiste encore de nombreuses incertitudes et les solutions apportées continuent à explorer le champ des possibles (abandon, capitalisation…) compte tenu du cadre réglementaire dans lequel ces concours s’inscrivent. La réponse à ces incertitudes devrait être réglementaire, mais également politique. Quoi qu’il en soit, la capacité à apporter des nouveaux fonds propres à ces entreprises sera l’enjeu essentiel en 2022 et 2023. La vraie question est l’attractivité pour les entreprises en difficulté.
Jacques Fineschi : Pour trouver de nouvelles sources de trésorerie, on pourrait assister à des changements de structure d’actionnariat : l’arrivée d’investisseurs, la cession de la société… Mais s’agissant de l’amélioration de la structure financière, sujet majeur car conditionnant la capacité d’emprunt et la capacité d’investir de l’entreprise, il n’y a pas de miracle : il faut renforcer les fonds propres. Les prêts participatifs ou les conversions de créances en capital vont dans le bon sens. Le PGE pourrait constituer un véhicule en ce sens.
Joanna Rousselet : Le premier dossier de place de conversion d’une dette PGE en capital est en cours, avec la capitalisation d’un PGE de 220 M€. Dans un tel cas, la garantie de l’État est activée dès la conversion du PGE en capital et non pas seulement lors de la constatation de la perte finale au moment de la cession des actions. L’État ne bénéficie par ailleurs pas d’un mécanisme de subrogation mais d’un mécanisme de retour à meilleure fortune, les titres qui, juridiquement, restent la propriété des banques, devant être placés dans une fiducie, le produit de cession ultérieur devant économiquement revenir à l’État. Les cas de conversion de PGE en capital resteront néanmoins rares et réservés à des entreprises cotées, dont les titres sont liquides. d
Pierre-Alain Bouhénic : La capitalisation reste, dans le cadre réglementaire actuel, un mécanisme qui ne devrait pas être généralisé. Il ne devrait concerner que des sociétés cotées (dont les titres sont liquides), ou en tout état de cause des sociétés d’une taille suffisante pour que la mise en oeuvre d’un processus de cession puisse avoir un sens. Quoi qu’il en soit, cette solution n’apporte qu’une réponse partielle au besoin financier des entreprises dont la situation d’endettement orientera la recherche vers les instruments de capitaux propres. La solution mise en place par l’État, les prêts participatifs, a été très rarement mise en oeuvre dans la mesure où elle nécessitait une notation de 5, voire de 5+. Or, pour l’essentiel, les entreprises qui ont sollicité ces prêts ne répondent pas à cette condition. En synthèse, les solutions de capitalisation de la dette (au-delà du PGE) devraient constituer une voie privilégiée pour les entreprises qui ne sont pas en situation de financer le remboursement de leur dette qui devra en tout état de cause s’appuyer sur les solutions de renforcement des capitaux propres de ces sociétés. Le marché français reste toutefois assez peu mature sur l’investissement distress malgré l’arrivée de nouveaux acteurs.
Joanna Rousselet : Si la conversion des PGE en capital restera rare, l’arrêté du 8 juillet 2021 permet, lui, à toutes les entreprises de pouvoir, dans le cadre d’une procédure de conciliation, étaler, en accord avec les banques, le remboursement du PGE sur plusieurs années, et ce sans perte, pour les établissements bancaires, de la garantie de l’État. C’est un dispositif très intéressant, ouvert à toutes les sociétés, et qui permet des rééchelonnements significatifs des PGE.
Pierre-Alain Bouhénic : L’étalement du PGE constitue une solution également attractive pour les établissements de crédit car elle permet de sécuriser une dette non garantie en allongeant la durée d’un financement garanti par l’État.
Jacques Fineschi : Ce maintien de la garantie de l’État est applicable en cas d’étalement dans le cadre d’une conciliation, d’une procédure collective, et même dans le cadre de l’article 1343-5 du code civil. Il me semble en effet très pertinent.
La directive européenne sur la restructuration et l’insolvabilité a été transposée en droit français par ordonnance du 15 septembre 2021. Que va-t-elle apporter au marché dans ce contexte ?
Jacques Fineschi : Cette transposition a conduit à une réforme assez compliquée, à la portée limitée. Elle crée la nouvelle sauvegarde accélérée, préparée par une procédure préventive, mais qui répond à des critères très élevés : 250 salariés et 20 M€ de chiffre d’affaires, ou 40 M€ de chiffre d’affaires. Les différents professionnels que j’ai interrogés sur ce sujet estiment que seulement 15 à 30 dossiers par an pourraient être concernés par ce nouveau dispositif. En outre, ses conditions de fonctionnement semblent compliquées car le temps est court pour mener cette sauvegarde accélérée. Le moindre grain de sable peut avoir pour conséquence le dépassement du délai.
Joanna Rousselet : L’ordonnance du 15 septembre 2021 pourrait néanmoins entraîner un changement de fond dans l’esprit de notre droit des entreprises en difficulté. La directive change en effet les rapports de force entre débiteurs et créanciers, entre les créanciers eux-mêmes et entre les créanciers et les actionnaires. Inspirée du droit anglo-saxon et tendant donc à s’en rapprocher, elle pourrait, en leur offrant une meilleure compréhension de notre droit, attirer de nouveaux acteurs étrangers du financement des entreprises en difficulté, qui s’y intéressaient jusqu’ici assez peu, tant en fonds propres qu’en dette. Et c’est une bonne nouvelle, car les options pour les entreprises en difficulté seront donc plus nombreuses.
Pierre-Alain Bouhénic : Cette modification du rapport de force est essentielle dans la mesure où elle pourrait modifier l’attractivité et l’efficacité des procédures préventives. Le succès des procédures amiables repose en effet en grande partie sur l’équilibre du risque que représente l’ouverture d’une procédure collective pour le débiteur et ses créanciers. À ce stade, il subsiste encore de très nombreuses incertitudes sur la mise en oeuvre de ce qui constitue l’innovation majeure de l’ordonnance du 15 septembre 2021, à savoir l’application forcée interclasse des plans de sauvegarde. Compte tenu du nombre de questions que cette procédure posera (constitution des classes, détermination des parties affectées, le best interest test, le jeu de l’absolute priority rule…) elle présente une sécurité juridique assez incertaine et ne pourra donc constituer qu’une voie de dernier recours.
Jacques Fineschi : La création de classes de créanciers peut donner lieu à des contentieux. Dans le cas idéal, celles-ci votent toutes le plan à la majorité des deux tiers. Mais lorsque certains créanciers à l’intérieur d’une classe ne votent pas le plan, voire si certaines classes ne le votent pas, il faut alors mener des estimations de la valeur liquidative de la société, voire de sa valeur « on going » et faire des hypothèses de répartition en fonction des rangs de garantie de chacun. En pratique, le champ de litiges est important sur l’ensemble de ces points, alors même que le calendrier est très serré. Je suis donc assez réservé sur l’apport de cette réforme, même si nous pouvons espérer qu’il aura un effet psychologique sur les investisseurs étrangers.
Joanna Rousselet : Cette procédure, par sa complexité, jouera surtout un rôle de repoussoir et favorisera les accords amiables, toujours meilleurs. Et lorsqu’elle devra être mise en oeuvre, il sera nécessaire, pour éviter le plus possible les contentieux, de la prépacker, son utilisation devant par exemple être limitée à des cas où l’identification précise de l’ensemble des créanciers pose problème en présence de titres de dettes faisant l’objet d’échanges sur le marché.
Pierre-Alain Bouhénic : Pour terminer sur une note peut-être plus positive, cette réforme apporte un élément de sécurité juridique aux procédures amiables indispensables pour renforcer l’attractivité du régime juridique français. La jurisprudence de la Cour de cassation du 25 septembre 2019 qui a estimé que les garanties données à un accord résolu devenaient caduques, avait généré une inquiétude sur la solidité des solutions mises en place dans ce cadre. L’ordonnance du 15 septembre 2021 apporte désormais une solution qui permet de donner la prévisibilité et la sécurité nécessaire aux artisans d’une solution négociée. En cela, elle est essentielle pour conserver l’attractivité de notre arsenal juridique, qui constitue un instrument indispensable à la recherche de financements appropriés des sociétés fragilisées par les crises successives.