Par Lucy Letellier
Le tribunal de commerce de Poitiers a récemment validé les plans de continuation proposés par le groupe Rougier, spécialisé dans l’exploitation de forêts en Afrique. Zoom sur une restructuration judiciaire réussie.
Pouvez-vous nous présenter le groupe Rougier ?
Francis Rougier : Le groupe Rougier, fondé en 1923 à Niort, est un groupe familial spécialisé dans l’exploitation forestière et dans l’industrie du bois en Afrique Centrale. Si l’activité était initialement centrée sur la production de boîtes à fromage en bois, puis de panneaux contreplaqués, le groupe a rapidement développé des activités de producteur et de négociant de bois principalement au Gabon (1953), Cameroun (1969), Congo (2001) et plus récemment en Centrafrique. Il commercialise ses productions dans une cinquantaine de pays. La famille Rougier détient les deux-tiers du capital aux côtés de la holding familiale Oronte, entrée au capital en 2014 avec l’objectif de développer des relais de croissance pour le groupe Rougier. Ce partenariat devait s’avérer vertueux car Oronte est également historiquement présente en Afrique à travers différentes activités.
Timothée Gagnepain : L’exploitation de forêts est une activité difficile car soumise à des réglementations locales qui diffèrent très sensiblement d’un pays à un autre et est par ailleurs extrêmement consommatrice de fonds de roulement car les coûts d’exploitation, de commercialisation, de transformation et de transport sont particulièrement importants. La recherche d’un partenaire avait donc pour objectif de développer les activités du groupe avec la conquête de nouvelles sources géographiques, dont dans un premier temps la Centrafrique. Ce partenariat permettait également l’intégration des nouvelles technologies et le développement d’activités telle que la valorisation des déchets du bois.
Le démarrage de l’activité en Centrafrique a nécessité la recherche de nouveaux financements. C’est dans ce cadre que Proparco est entré en relation avec Rougier Afrique International en qualité de préteur.
Comment est structurée la société ?
Timothée Gagnepain : Jusqu’en 2018, la société comptait 3 000 salariés avec une structuration complexe en raison de son domaine d’activité et de son implantation multi-pays au sein d’une même région. Ainsi le groupe est structuré en France à travers deux sociétés en charge de la gestion administrative et commerciale de l’ensemble des sociétés dont l’une, holding des opérations africaines en partenariat avec la Caisse des Dépôts et Consignations du Gabon. Cette holding détient principalement une sous-filiale gabonaise, détentrice des sociétés nationales opérant au Gabon, au Cameroun et au Congo. Pour des questions de réglementations liées notamment aux droits d’exploitation des forêts, les filiales sont donc africaines avec des structures permettant de faire face aux limites légales de superficies des concessions détenues par une même entité. Ainsi, les actifs forestiers ne sont pas nécessairement détenus dans ces sociétés nationales principales mais dans des structures sœurs. Ces multiples ramifications ont pu rendre parfois complexe la compréhension et les réorganisations juridiques à entreprendre.
Le groupe détenait également en France, une société indépendante, Rougier Sylvaco Panneaux, qui importe et commercialise en France des sciages, contreplaqués et produits transformés.
Quelles sont les difficultés auxquelles le groupe a dû faire face ?
Francis Rougier : Elles ont été à la fois opérationnelles et structurelles. Le groupe a dû malheureusement faire face, coup sur coup à des aléas importants avec notamment, en 2017, des blocages de toutes sortes au port de Douala, seul port permettant le transit en provenance de 3 des 4 pays en opération, des marchandises destinées à l’exportation. Le stockage des marchandises ne cessait donc d’augmenter ainsi que les coûts afférents, provocant alors une crise de trésorerie et parfois, dans certains cas, l’arrêt de nos activités d’exploitation. L’issue de crise avec l’ouverture du port de Kribi qui devait être la sortie supplémentaire et nouvelle à l’époque n’a été qu’un espoir déçu en raison des retards dus entre autres à la défaillance de l’opérateur Necotrans.
Timothée Gagnepain : Par ailleurs, cette crise de trésorerie a coïncidé avec le lancement de la nouvelle activité en Centrafrique qui nécessitait de nombreux investissements, un BFR important et une attention particulière.
Les crédits de TVA ont été le deuxième facteur nocif pour la trésorerie. Nous faisions alors face à des difficultés de remboursement de TVA des 3 pays africains dans lesquels nous opérions. En tant qu’exportateurs, toutes les TVA des produits et services consommés sur place devaient nous être remboursées par l’État dans un délai de 3 mois. En raison des difficultés auxquelles les États devaient eux-mêmes faire face, les remboursements, représentant plusieurs millions d’euros, avaient plus de 2 ans de retard. Enfin, le niveau d’endettement du groupe était assez significatif.
Francis Rougier : Ces aléas ont coïncidé avec la finalisation d’une levée de fonds déjà amorcée et ont rendu la situation complexe. Des problématiques opérationnelles se sont par ailleurs poursuivies au-delà de ce qui était attendu et ont aggravé la situation.
Quel a été votre diagnostic ? Comment avez-vous procédé ?
Timothée Gagnepain : Les besoins se sont donc creusés et nous étions dans l’impossibilité de boucler cette levée de fonds et cette augmentation de capital. Nous avons alors dû placer Rougier SA en sauvegarde et Rougier Afrique International en redressement judiciaire afin de tenter de consolider la situation et voir comment régler la situation sur les pays africains. Nous avons donc ouvert des procédures collectives pour les deux sociétés du haut qui ne détiennent que des titres de sociétés implantées en Afrique qui sont elle-même des holdings détenant des sous-filiales. Il y avait donc une incapacité pour le tribunal d’étendre sa compétence sur ces actifs ou sur les décisions qui seraient prises. Nous avons ainsi eu des effets similaires à ceux d’un LBO avec le seul gel de dettes d’acquisition.
Francis Rougier : Le tribunal de commerce de Poitiers et le procureur étaient assez inquiets de la dispersion potentielle des actifs en Afrique et des risques de leurs récupérations par les tribunaux ou les créanciers locaux. C’est au Cameroun que la situation était la plus complexe et risquée avec d’importants crédits de TVA ; il s’agissait d’une part importante de l’exploitation du groupe. Nous y étions en quasi cessation de paiement, il fallait donc négocier avec les fournisseurs et notamment les banques qui étaient communes aux 4 pays, sans déclencher un effet domino.
Timothée Gagnepain : Notre diagnostic était simple : sans nouveau concours, il était impossible de faire face aux difficultés opérationnelles. Nous ne pouvions plus financer davantage les activités camerounaises et l’absence de perspectives nous poussait à nous en délester. À l’ouverture des procédures, nos partenaires, et notamment les États, se sont inquiétés de voir disparaître le groupe et ses emplois. Les rencontres avec les différents ministres ou chefs d’États ont permis d’obtenir des déblocages substantiels des crédits de TVA. Le tribunal voulait, pour sa part, pour nous accorder son soutien, des garanties sur les cessions, sur les flux… La stratégie présentée était de réduire le périmètre du groupe pour le recentrer sur les activités gabonaises, et éventuellement congolaises, soumises à moins d’aléas…
Francis Rougier : Nous devions éteindre les foyers de pertes et céder nos actifs de manière à ce que l’on puisse, peut-être, in fine, désendetter le groupe et maintenir un actif ou deux.
Comment avez-vous opéré les différentes cessions ?
Timothée Gagnepain : Nous savions que ne pourrions pas rembourser toute la dette que ce soit dans le cadre d’un plan ou que ce soit dans le cadre de la cession des actifs. Nous avions défini un calendrier cranté en accord avec les créanciers et le tribunal, le procureur, les mandataires… Nous avions une obligation d’un suivi constant de la trésorerie et des perspectives de trésorerie. Francis et l’équipe dirigeante passaient leur temps en Afrique avec les États et les salariés. Nous devions financer via les structures françaises, les pertes d’exploitation des sociétés locales. Nous avions par ailleurs des négociations avec les banquiers en Afrique sous leurs réglementations propres qui imposent dans certains cas, lorsque vous êtes en négociation amiable de payer 20 % de la somme que vous leur devez pour obtenir un moratoire. Les créanciers français, gelés par la procédure, étaient aussi informés régulièrement. Il fallait maintenir les équilibres et ne pas laisser penser que certains créanciers étaient avantagés aux détriments des autres. La communication a été fondamentale pour rassurer l’intégralité des créanciers avec des situations et des cultures différentes et passer les bons messages pour qu’ils soient bien interprétés. Le retour de Francis a d’ailleurs été un atout et porteur d’un message fort en France comme en Afrique car il est le visage le plus connu et représente l’ADN de l’entreprise avec la volonté certaine d’assumer.
Francis Rougier : Nous nous sommes séparés des activités et des actifs qui n’étaient pas core-business ou valorisables. Les activités au Cameroun et en Centrafrique ont ainsi été vendues. Nous avons décidé de céder la société française d’importation/distribution indépendante ainsi que certains actifs immobiliers et divers, français ou africains. Une restructuration sociale a été opérée pour 50 salariés travaillant dans les sociétés en procédure collective, avec à la clé une réorganisation structurelle qui a permis de reporter sur les sociétés africaines leurs propres activités supports qui étaient auparavant centralisées et partagées en France.
Timothée Gagnepain : Après ces cessions, il restait à valoriser les actifs résiduels et voir comment nous pouvions soit proposer à nos créanciers un paiement immédiat pour solde de tout compte, soit rembourser le passif dans le cadre d’un plan d’apurement. Le plan d’apurement impliquait qu’ils acceptent que les ventes d’actifs financent non pas le désendettement du groupe mais le redéploiement des activités du groupe notamment au Congo qui lui financerait le passif du groupe sur 10 ans. Compte tenu des aléas inévitables dans cette région, les créanciers ont préféré appréhender le prix de cession et laisser au groupe la possibilité de recommencer sur un périmètre plus réduit mais désendetté. Voici un exemple de ces aléas répétés, alors que nous allions céder le Congo, l’acheteur s’est retiré. Une nouvelle rencontre au Gabon avec les plus hautes autorités et avec le soutien de la CDC Gabon déjà actionnaire à 35 % des activités africaines dans Rougier Afrique International, a permis dans des délais très courts l’injection de capitaux directement dans la société française en redressement judiciaire. La CDC Gabon a démontré ainsi sa volonté de soutenir tout le groupe et son personnel et ainsi rassurer les clients, les fournisseurs et les partenaires bancaires.
Francis Rougier : Nous avons présenté des solutions à nos créanciers qui les ont pour la plupart acceptées malgré le manque de visibilité évidente. Une véritable relation de confiance s’est nouée. Les équipes de Rougier étaient mobilisées pour faire les négociations, les closings et maintenir les activités malgré un contexte très instable.
Timothée Gagnepain : Nous avons été assistés d’8 Advisory qui challengeait les hypothèses du management et validait ainsi les chiffres présentés aux créanciers et au tribunal. Tout était décortiqué et vérifié. La transparence a été la cheville ouvrière de ce travail d’équipe et de cette confiance. Mais en synthèse, les conditions du deal s’imposaient. C’était ça ou nous liquidions.
Quel rôle ont joué les équipes ? Quels sont les prochains défis ?
Francis Rougier : Le top management composé de quelques personnes a tenu jusqu’au bout. C’était presque une question personnelle, elles ont accepté de continuer de travailler intensément et de finir la mission même pour partir à son issue. J’ai aussi beaucoup de considération et de regret pour tous les salariés qui ont dû quitter l’entreprise. Mais l’année la plus difficile finalement est celle devant nous, car nous devons redémarrer des activités et sortir de l’endettement résiduel. Et pour autant, il y a de nouveaux hommes et femmes à intégrer, des négociations à mener, des documents à produire, des comptes à arrêter, et de la confiance à redonner. Nous avons également suspendu la cotation. Il faut reconstruire tout en étant moins nombreux.
Timothée Gagnepain : Le temps judiciaire est passé, nous avons mis en place les mesures d’urgence et nous sommes maintenant sur la concrétisation de notre pari avec nos plans d’apurement du passif que nous devons mener à bien d’ici 4 et 5 ans pour que notre prévisionnel se confirme.