Voilà déjà quelque temps que la position des géants du numérique fait débat. En quoi l’ouverture des discussions au sein du Parlement européen peut-elle faire évoluer les choses ?
Julia Fenart : Le Digital Markets Act européen (DMA) est une proposition de règlement de la Commission européenne, qui n’en est qu’au tout début du long chemin qui doit le mener à son entrée en application. Il vient d’être soumis au Parlement européen et, pendant cette phase, il sera amené à évoluer. C’est pourquoi nous avons l’intention, durant cette période, de porter la voix des quelque 1 800 start-up que nous représentons. D’ores et déjà, elles considèrent qu’il s’agit d’un texte éminemment stratégique, car il vise à réguler les grandes plateformes du numérique appelées les gatekeepers (ou “contrôleurs d’accès”). En clair, il cible les GAFAM. Si ce texte est adopté, les start-up pourraient bénéficier d’un environnement commercial plus juste et équitable.
Quelles sont les nouveautés de ce texte ?
J.F. : Ambitieux, ce projet marque la fin de l’ère de la naïveté européenne en matière de numérique. Ainsi, la Commission européenne a créé une liste d’obligations et d’interdictions que les gatekeepers devront respecter. C’est fondamentalement nouveau car, jusqu’à présent, tout différend sur le terrain du droit de la concurrence se traduisait par des procès extrêmement longs : de 5 à 6 ans, en moyenne, pour un dossier d’abus de position dominante à Bruxelles ! Par voie de conséquence, même lorsqu’ils aboutissaient à la condamnation de ces acteurs du numérique à verser des amendes, cela intervenait généralement très tard, en particulier au vu de l’espérance de vie des start-up qui ne peuvent qu’être lésées du fait d’un “rapport de forces” en leur défaveur. Passer de contrôles ex post à l’énonciation de principes ex ante est donc essentiel, car les premiers se sont avérés insuffisants pour dissuader les comportements abusifs, jusqu’à présent. Et chacun sait qu’il est inutile de sanctionner un pilote de Formule 1 une fois que la course est terminée et que son palmarès a été établi…
Quel est le cœur du sujet ?
J.F. : Le texte part du principe et du constat qu’il existe des caractéristiques propres à l’économie numérique : de par leur rôle d’intermédiaire entre les entreprises utilisatrices (comme des start-up) et leurs clients, les gatekeepers fixent les conditions commerciales avec une autonomie considérable et peuvent créer de fortes barrières à l’entrée. En effet, ce sont des plateformes extrêmement concentrées, qui fixent les conditions économiques d’accès ainsi que toutes les règles du jeu. Et c’est cela qui pose problème : les entreprises utilisatrices en sont économiquement dépendantes et des comportements déloyaux et abusifs ont pu émerger ces dernières années, sans voie de recours externe.
Comment cela ?
J.F. : Nous avons recueilli des témoignages attestant par exemple de fermetures abusives de comptes commerciaux sur des plateformes ou des déréférencements par des moteurs de recherche ou magasins d’application, deux attitudes unilatérales qui portent sérieusement préjudice aux start-up qui les subissent. Autre comportement problématique : le sherlocking, où certains magasins d’applications (notamment celui d’Apple) repèrent les fonctionnalités préférées des utilisateurs, les intègrent à leurs propres applications et par défaut dans l’iOS, jusqu’à parfois anéantir les applications copiées. Et force est de constater que les start-up qui subissent de tels actes n’engagent pas de poursuite ou ne portent pas plainte, par crainte des représailles venant de ces intervenants dont elles dépendent. Comment pourraient-elles risquer de se mettre en porte-à-faux avec leur unique distributeur ?
La situation est-elle à ce point problématique ?
J.F. : Elle peut même être poussée à l’extrême. Il faut savoir que tout achat mené via l’Apple Store donne lieu à un prélèvement de 30 % de la part de la plateforme. C’est du jamais vu dans l’économie ! Alors que d’ordinaire, l’augmentation des volumes de ventes permet d’obtenir des tarifs dégressifs, Apple agit en imposant une retenue qui relève de la “rente de situation”. D’ailleurs, attaquée par de nombreuses autorités de la concurrence dans le monde entier, la firme a dû réagir en baissant à 15 % les prélèvements pour les éditeurs qui touchent moins de 1 million de dollars de chiffre d’affaires. Face à ces pratiques émanant des magasins d’applications, quelques amendements glissés dans le DMA obligeraient Apple à pratiquer des coûts plus raisonnables et à autoriser d’autres services de paiement que le sien…
Certains reprochent au texte d’être parfois trop peu précis et sujet à interprétation. Est-ce le cas ?
J.F. : La notion même de gatekeeper est ici au centre du sujet. C’est bien pour cette raison qu’elle est définie par une série de critères qualitatifs et quantitatifs. D’après le projet diffusé mi-décembre, sera présumé fournisseur d’accès un groupe qui :
• dispose d’un poids important sur le marché intérieur,
• assure un service de plateforme essentiel,
• et jouit d’une position solide et durable.
C’est donc clairement le gigantisme qui est visé ici. Cela étant, nous serons particulièrement vigilants à ce que les discussions ne conduisent pas à abaisser ces seuils, au risque de ne pas atteindre l’objectif initial. Il ne faut absolument pas créer d’effets de bord sur les scale-up ! Qui plus est, ce texte ne doit viser qu’un petit nombre d’acteurs, de sorte à permettre à la Commission européenne d’exercer ses contrôles, sur la base de dispositions clairement établies.
Aura-t-on les moyens de les mettre en œuvre ?
J.F. : Le texte prévoit un système de notification auprès de la Commission, mais pour le rendre parfaitement efficace, nous jugeons intéressant d’élargir cette possibilité de notification aux associations et aux fédérations professionnelles telles que France Digitale. Et ce d’autant qu’elles ont l’habitude d’être en relation avec les institutions communautaires, contrairement aux start-up qui, si elles le souhaitaient, ne connaîtraient pas nécessairement les pratiques en vigueur et craindraient les représailles.
Mais ce texte est-il l’instrument d’une guerre Europe vs États-Unis ?
J.F. : Non. C’est une vision biaisée des choses, certainement issue des actions de lobbying conduites par ceux qui ont quelque chose à perdre avec le DMA… J’en veux pour preuve le fait que les États-Unis viennent tout juste de mettre Lina Khan à la tête de la Federal Trade Commission (FTC), le gendarme américain de la concurrence, avec pour mission d’adapter les textes en vigueur à la réalité du numérique. C’est exactement l’objet du DMA, ce qui prouve qu’il n’y a absolument aucun enjeu territorial, comme certains voudraient le faire croire.
Il est pourtant question de surveiller davantage les rachats de start-up par les groupes américains…
J.F. : Absolument, mais là aussi dans un souci d’adapter les pratiques aux réalités du numérique. Ces dernières années, de nombreux rachats ont été menés sans qu’il n'y ait aucune enquête, car ils ne dépassaient souvent pas les seuils de contrôle en chiffre d’affaires nationaux et européens de la cible d’acquisition. Or, on sait bien que développer une technologie innovante disruptive peut ne pas générer de revenus dans un premier temps, et c’est ainsi que nombre de transactions sont passées sous le radar des autorités nationales ou européenne. C’est pour corriger cet état de fait que le DMA prévoit de notifier chaque projet d’acquisition par un gatekeeper. L’information systématique relève donc de la modernisation du dispositif en vigueur. Et, au final, le DMA permettra de faire émerger de nouveaux champions européens du numérique.
Par Charles Ansabère