Le marché du M&A a atteint des records en 2021, avec 63 000 deals pour 5 900 Mds$ dans le monde. Le non coté a totalisé une valeur cumulée de 1 200 Mds$ de transaction, dont 10 % via des Spac. En France, l’activité du large cap a été soutenue avec quelques LBO d’exception comme Cegid (5,5 Mds€) ou encore Cerba Healthcare (4,5 Mds€) Mais les industriels n’ont pas été à la peine. Bouygues a remporté Equans face à Bain Capital (7,1 Mds€). En Europe, le groupe suédois Embracer a acquis Asmodee, auprès de PAI et face à Carlyle Les lignes de démarcation entre les comportements des fonds et des industriels sont de plus en plus floues lors des acquisitions. Quels sont les atouts des industriels dans les process d’acquisition ? Comment surmontent-ils leurs contraintes ? Quid de ces acteurs hybrides que sont les industriels détenus par un fonds ?
ÉTAT DES LIEUX DU MARCHÉ
Guillaume Kuperfils : L’année 2021 a été extrêmement active, aussi bien du côté des fonds que des acteurs industriels, avec un grand nombre d’opérations conclues, une dette LBO largement accessible, soit auprès des partenaires bancaires classiques soit des fonds de private debt. Même chose pour la dette corporate. Le début d’année 2022 s’est inscrit dans la même dynamique, aussi bien en M&A qu’en private equity. Mais la conjugaison des conséquences de la guerre russoukrainienne, la hausse du coût des matières premières – qui avait déjà commencé bien avant le conflit –, la hausse considérable du coût des énergies fossiles, la fin de la politique d’achats d’actifs des banques centrales, tout cela risque d’avoir un impact assez fort à la baisse sur le nombre d’opérations de croissance externe ou de LBO par rapport à ce qu’on a connu en 2021. Je constate d’ailleurs que, sur les opérations de LBO large cap, l’accès à la dette est plus difficile ces dernières semaines. Ce ralentissement impactera-t-il également la dette corporate ? Une chose est sûre, nous avons l’impression d’être à un moment de bascule du marché.
Raphaël Mellerio : Les douze derniers mois n’ont pas révélé de difficulté s’agissant du financement corporate. La dette senior était mobilisable facilement et les fonds de dette ont aussi participé à la consolidation de certains actifs industriels. Compte tenu de l’évolution du marché, en particulier s’agissant des actifs les plus convoités durant la crise sanitaire, l’équipe M&A d’un corporate vendeur peut se permettre d’avoir une position assez agnostique vis-à-vis des différents acquéreurs potentiels, se concentrant sur les critères habituels que sont la valorisation de l’actif et la certitude d’exécution, là où l’équipe de management de la cible sera naturellement plus regardante sur les projets industriels des candidats.
Olivier Millet : Si le marché a été aussi actif à la vente c’est qu’il y avait des acheteurs. Il s’est totalement professionnalisé, avec du flux. Eurazeo est aussi bien acheteur que vendeur, à tous moments. Il faut ensuite prendre en considération le jeu de l’offre et de la demande, le prix, les qualités. Les marchés sont de plus en plus vastes et chacun peut y trouver un équilibre entre la plus-value et le réinvestissement. C’est pourquoi j’aborderais plus le sujet sous l’angle de la maturité du marché. Tous les 10 ans, le marché du non coté franchit des étapes de maturité. En ce moment, il en franchit une, en termes de taille des actifs, en termes de tour, etc. Le non coté est capable d’offrir une relation très longue avec les entreprises pour leur permettre de mener leur développement économique, industriel et social, en se tournant d’abord vers un fonds, puis vers un corporate, ou inversement. C’est un peu comme au football : ils changent de division, de stade, d’entraîneur et d’avant-centre. J’estime que, dans cette compétition, les industriels devraient toujours gagner. S’ils n’y parviennent pas, c’est parce qu’ils ne mettent pas le prix, là où les fonds trouvent les financements en anticipant ce qu’ils feront, demain, de l’actif. Il me semble normal que l’industriel paye plus cher, puisqu’il peut valoriser les effets de ses synergies.
Philippe Prouvost : Depuis un moment maintenant, le marché est clairement à l’avantage des vendeurs qui essaient parfois de dicter les règles. Les cibles sont rares et chères. Dans cet environnement, il est n’est pas toujours évident pour l’acquéreur de réaliser des opérations qui soient suffisamment créatrices de valeurs. Il faut parfois accepter des concessions significatives pour parvenir à conclure le deal. Apparaissent ainsi par exemple les assurances de garantie d’actif et de passif (GAP) à la charge des acquéreurs là où la responsabilité de la GAP était classiquement celle du vendeur.
Raphaël Mellerio : Les assurances de GAP sont en effet quasi-systématiques, y compris dans les deals mid cap et parfois même sur la base de term sheets récapitulant les conditions pré-négociées par un courtier désigné par le vendeur auprès des assureurs. Récemment, on a pu voir de nombreuses situations dans lesquelles le vendeur annonce d’entrée de jeu qu’il n’y aura pas de garantie de passif. Les acquéreurs sont ainsi prévenus, qu’ils peuvent soit intégrer l’absence de GAP dans leur offre financière soit opter pour une assurance paramétrée à la taille de l’opération et à leurs contraintes.
Pierre-Louis Cléro : Le marché s’en trouve fluidifié et c’est plutôt positif. Les assurances de GAP sont en effet de plus en plus fréquentes, elles sont intégrées plus tôt dans les process de vente et permettent à des acquéreurs qui ne peuvent pas obtenir de garantie d’un vendeur de faire un deal qu’ils n’auraient peut-être pas été prêts à faire sans le confort qu’apporte l’assurance de GAP. La prochaine étape consistera à offrir la couverture de risques spécifiques qui apportera un degré de confort supplémentaire aux acquéreurs.
DES VALORISATIONS INÉDITES
Guillaume Kuperfils : On a longtemps considéré que l’industriel payait une prime pour consolider sa position.
Olivier Millet : Mais l’industriel a longtemps refusé de payer cette prime, là où les fonds réglaient l’addition et travaillaient derrière l’actif. Je crois, qu’aujourd’hui, il est important de faire la différence entre la cotation d’une entreprise sur le grand marché ou sur le non coté. Dans le premier cas, l’entreprise a accès à une forme de capitaux : de la dette corporate, des émissions cotées, etc. Mais les entreprises plus petites se cotent sur le non coté et font un, deux, voire trois tours, pour chercher des ressources en vue de leur développement. Toutes nos sociétés sont donc structurellement des entreprises en développement, avec différentes étapes de croissance interne. Les entreprises adossées à des fonds sont elles-mêmes des industriels en train de consolider un marché. Pour moi, il n’y a pas d’opposition entre les acteurs. Il y a des logiques industrielles diverses.
Bruno Grossi : Je suis d’accord avec vous. À titre d’illustration, nous venons de céder notre participation majoritaire dans Alter Way au groupe Smile qu’Eurazeo accompagne, parce que cela faisait beaucoup de sens industriel pour les entrepreneurs fondateurs. Nous avions nous-même investi dans cet actif il y a quelques années en reprenant la part d’un fonds car la société avait besoin de nous pour accélérer sa croissance. À la fois pour l’entrepreneur et l’acquéreur, le projet industriel reste essentiel. Le flux de l’année 2021 a battu des records de transactions, de valorisation, mais il n’a pas toujours été créateur de valeur ou de synergies sur tous les deals conclus. Les objectifs initiaux, l’intention initiale des parties, doivent demeurer les fils conducteurs pour réussir une opération. Même s’il ne faut pas opposer les acquéreurs industriels et les fonds, force est tout de même de constater des intentions et des atouts assez différents.
Pierre-Louis Cléro : Le projet industriel est fondamental. L’acquéreur corporate peut accepter de payer une prime parce qu’il croit aux synergies, ou parce qu’il estime qu’il a besoin de faire un deal dans le cadre d’une stratégie défensive.
Eduardo Fernandez : J’ai été amené à travailler sur plusieurs opérations où le fonds vendeur a réinvesti en minoritaire dans le tour suivant, parce qu’il avait apprécié l’actif et estimait qu’il avait encore une histoire à raconter, mais dans une autre configuration.
Olivier Millet : Qu’elle concerne une start-up, une entreprise de growth equity, voire une ETI, la clé du succès de la reprise est le projet industriel qui est proposé.
Pierre-Louis Cléro : J’aimerais revenir sur la tendance récente du financement des entreprises en développement par des fonds français et étrangers, qui atteignent aujourd’hui des valorisations inédites dans l’hexagone. Doctolib a par exemple été valorisée 5,8 Mds$ il y a quelques jours. Ce niveau de valorisation était fréquent aux États-Unis bien sûr, un peu en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais pas en France. L’année 2021 a vu se succéder plusieurs deals large cap que nous n’observions pas dans ce secteur dans les dernières années. La tendance est intéressante et posera rapidement la question de la sortie des investisseurs et notamment de la capacité de l’écosystème des marchés de capitaux en France à offrir des solutions.
Olivier Millet : Eurazeo a participé au tour de table de Doctolib, qui est un actif exceptionnel. Le venture, par définition, reste de l’anticipation car les sociétés ne sont pas encore rentables. Mais lorsqu’on en est à une série G, il y a un peu de passé, d’histoire, mais surtout un plan d’avenir bien défini. Il ne faut pas repartir dans les années 1990 et se mettre à coter des entreprises qui valent 100 M€. La Bourse doit rester la cour des grandes entreprises, car l’environnement est extrêmement exigeant. Jusqu’à 5 Mds€ de valorisation, les entreprises doivent se positionner sur le non coté. Pour ensuite, un jour, aller sur le grand marché, ou bien se tourner vers un groupe du CAC 40, voire vers des Canadiens, avec un tour de table ultime pour 10 ans, comme on l’a vu sur Cerba.
L’ATTRACTIVITÉ DU PRIX PROPOSÉ
Olivier Millet : Le marché du non coté s’est professionnalisé et, tous les 5 ou 10 ans, un cran supplémentaire est passé. Les industriels ont eu à améliorer leur process et continuent aujourd’hui. Historiquement, les industriels achetaient des actifs un peu sous-gérés et apportaient des process, une organisation. Aujourd’hui, force est de constater que les entreprises de taille moyenne sont plutôt bien gérées, aussi parce que le marché du non coté a stimulé l’environnement et met à leur tête des équipes de management de très grande qualité. Le point sensible est d’abord de savoir si le manager qui a travaillé durant 10 ans, dans un écosystème totalement dédié au développement de l’entreprise, peut passer sous les fourches caudines d’un nouveau groupe industriel. C’est pourquoi, à mon avis, les industriels qui réussiront sont ceux qui auront les capacités d’accueillir ces équipes de management habituées aux investissements sans restriction budgétaire et qui leur proposeront des management packages un peu plus attractifs que de simples stock-options. Sinon ils n’échangeront jamais leur positionnement de managers entrepreneurs, pour devenir salariés d’un groupe. Les acquéreurs doivent en tenir compte pour réussir leur intégration.
Philippe Prouvost : Un industriel ne raisonnera jamais comme un fonds pour les management packages, car il a des salariés. Néanmoins, il existe des mécanismes qui permettent de récompenser la performance de gestion des vendeurs qui restent à la tête d’une entreprise qui est vendue à un industriel. C’est une part de risque que prennent les entrepreneurs qui font équipe avec l’industriel, et dont la bonne performance de gestion est récompensée par un partage d’une partie de la création de valeur ainsi générée.
Eduardo Fernandez : Les situations peuvent être très différentes en fonction du secteur, de la complexité du deal et de la psychologie de l’équipe de management de la cible. La vente s’organise parfois pour mener deux voies de discussions en parallèle : l’une auprès d’un fonds, l’autre avec un corporate. Dans les deals de taille importante – je pense par exemple au secteur healthcare – deux banques d’affaires peuvent être mandatées pour approcher des acquéreurs de nature différente. Tout le monde se met d’accord sur le prix. Les équipes de management ont alors le choix et, bien souvent, elles estiment que, pour l’intérêt du groupe et des salariés, le repreneur industriel est la meilleure voie. Il apporte en effet des options que le fonds ne peut proposer. Dans d’autres circonstances, nous avions lancé un processus, qui se dirigeait plutôt vers une reprise en LBO, mais un industriel est entré dans la course proposant un prix 20 % supérieur. Le fondateur CEO n’a pas hésité à vendre à l’industriel.
Philippe Prouvost : Les industriels, voire les fonds, qui arrivent avec de véritables projets de développement d’entreprise peuvent remporter la mise sans nécessairement proposer le meilleur prix. J’ai deux exemples en tête : le premier où il a été possible de gagner sans être le mieux disant, avec une proposition originale et un autre, aux États-Unis, où un fonds a été choisi, alors que le prix proposé n’était pas le plus élevé. Le prix ne fait donc pas tout. Il faut passer du temps avec le vendeur, le comprendre : le CEO veut parfois rester à la tête de son entreprise avec un premier cash out, tout en bénéficiant de moyens pour développer son actif en étant associé à la création de valeur future. Les repreneurs industriels peuvent alors proposer un accompagnement dans le cadre du développement de ces sociétés, en offrant par exemple des synergies, des moyens supplémentaires, à travers des véhicules de type joint-venture, et des options de sortie à quatre ou cinq ans. Nous avons d’ailleurs développé ce modèle chez Pernod Ricard qui est assez vertueux.
Olivier Millet : L’acquéreur, qu’il soit fonds ou industriel, doit toujours être sophistiqué pour gagner. Je ne pense pas que le prix fait tout, mais je crois qu’il aide tout de même au regard du niveau de compétition et d’accès à la liquidité. Les prix sont vraiment élevés et les leviers ont raugmenté, même s’ils n’ont tout de même pas retrouvé leur niveau d’avant la grande crise. Pour trouver de la rentabilité, il faut donc avoir un projet de croissance et d’accélération de la cible. Et inévitablement, il faudra réinjecter de la liquidité pour accompagner la transformation de l’entreprise.
LA DIFFICULTÉ DE L’INTÉGRATION
Guillaume Kuperfils : Pour prendre l’exemple de Pernod Ricard, ils abordent les sociétés cibles, souvent détenues par une famille, en les associant à leur projet et en leur permettant de se plugger dans un environnement qui respecte leur ADN. Rappelons que la culture de ce groupe est, elle aussi, empreinte de valeurs familiales fortes. Par ailleurs, Pernod Ricard fait profiter les équipes de la cible de son puissant réseau de distribution auquel une entreprise de taille moyenne ne peut avoir accès. Cela permet un développement des ventes créant beaucoup de valeur du simple fait de cette intégration, ce qui peut bénéficier à l’actionnaire vendeur en présence de clauses d’earn-out. Cette structuration permet souvent de concurrencer les fonds et leurs packages extrêmement attractifs.
Olivier Millet : Pour remporter la mise, l’industriel doit avoir un niveau de sophistication élevé et surtout, comprendre quel discours est attractif. Car il n’est pas rare de croiser des industriels qui « daignent » racheter une petite cible. C’est manifestement le contraire de la vision de Pernod Ricard.
Bruno Grossi : Je confirme que les industriels doivent encore se professionnaliser, mettre en avant leurs atouts distinctifs et faire des efforts pour transformer leurs faiblesses intrinsèques en forces, au minimum les gommer. Dans les 30 dernières opérations menées par Econocom, il n’y en a qu’une dans laquelle il a été envisagé une absorption de la structure acquise. Nous ne le faisons pas car nous recherchons avant tout des fondateurs qui souhaitent fortement rester des entrepreneurs. Nous nous interdisons d’ailleurs d’utiliser le mot « intégration ». Les entrepreneurs qui nous rejoignent sont appelés « entrepreneurs associés » et ils conservent une part significative du capital de la société qu’ils continuent de piloter. Évidemment dans les packages, nous essayons de nous aligner sur les propositions des fonds. Dans cette même idée, nous nous efforçons de prévoir, dans la documentation du deal, les différents cas de départ des entrepreneurs y compris la revente de la société d’un commun accord. Il y a deux ans, nous avons cédé l’une de nos participations majoritaires à un fonds, en restant minoritaires, car l’entrepreneur souhaitait à la fois bénéficier de la dynamique financière du fonds pour faire de la croissance externe à l’international, tout en conservant les fortes synergies commerciales développées avec notre groupe et l’accès à certains contrats cadres. Les industriels doivent de plus en plus faire preuve de souplesse et d’écoute dans leur stratégie d’acquisition.
Guillaume Kuperfils : C’est la même chose dans le secteur audiovisuel. Les entreprises cherchent des producteurs, des hommes. L’intégration est le mot tabou, il faut respecter l’autonomie, ce qui est parfois compliqué, pour créer les synergies espérées. Dans les méga-opérations, les logiques sont bien sûr très différentes. Mais dans la majorité du marché M&A, il faut être extrêmement attentif à la dynamique post-acquisition.
Bruno Grossi : Dans les grands groupes, Il y a une forte dichotomie entre l’amont et l’aval d’une opération de M&A. Entre la phase de « séduction » et la phase d’accueil et d’exécution, le temps passe et les interlocuteurs changent. C’est une difficulté naturelle qu’il faut anticiper et gérer avec rigueur et constance. Même si le CEO définit un projet exceptionnel, il faut derrière faire attention à ne pas laisser le « bébé » seul face à toutes les strates du dessous : la DRH, le contrôle de gestion, la finance, etc. Nous veillons particulièrement à cela.
Philippe Prouvost : C’est dans cet esprit que nous avons monté chez Pernod Ricard une équipe en charge de l’intégration et du suivi de nos acquisitions/partenariats : ces sociétés, tout en maintenant leur indépendance, rentrent dans un écosystème qui n’est pas le leur et dont elles ignorent une partie des contraintes. Il faut les accompagner, par exemple, en leur faisant bénéficier d’un CFO qui connaît les process du groupe qui les intègre, en leur proposant un mentor qui leur présentera les principaux stakeholders, etc.
Eduardo Fernandez : La difficulté de la discussion porte sur le terme générique « industriel ». De mon expérience, ce qui prime c’est l’ADN, l’écosystème de l’industriel et non sa qualité même d’industriel. Il arrive que certains vendeurs refusent d’entamer des discussions avec un industriel dont ils ne partagent pas la vision des affaires.
Bruno Grossi : Le marché actuel est exigeant et aide ainsi les industriels à progresser. Les erreurs manifestes sont visibles et font rapidement une réputation.
Philippe Prouvost : Complètement en ligne. La bonne réputation est absolument clé pour continuer à faire des opérations. Loyauté, confiance, honnêteté doivent être au coeur des dialogues avec les contreparties.
Olivier Millet : La succession des crises a augmenté la qualité moyenne des entreprises. Les entrepreneurs prennent tellement de coups que si l’entreprise continue toujours à faire de la croissance aujourd’hui, c’est que la gestion est plutôt bonne.
Bruno Grossi : C’est un processus de sélection naturelle efficace !
Guillaume Kuperfils : Il y a une sophistication du management incroyable, même dans les PME et ETI françaises qui, pour la plupart d’entre elles, sont déjà positionnées à l’international. Raphaël Mellerio : Ce phénomène se développe également au sein des ETI.
DE NOUVELLES CATÉGORIES D’ACQUÉREURS TRÈS PERFORMANTS
Pierre-Louis Cléro : La sophistication des équipes se constate sur toute la chaîne, dans les groupes industriels bien entendu mais également dans les entreprises sous LBO. Les équipes de management d’entreprises sous LBO bénéficient en plus de l’expertise de la deal team du fonds et de son soutien pour exécuter leurs deals.
Raphaël Mellerio : Dans cette hypothèse, l’identification des cibles de croissance externe se fait en étroite coordination entre l’équipe de management et le fonds (elle est d’ailleurs souvent dans les tuyaux au moment de la réalisation du LBO). Dans la gestion de ces process de build-up, on sent une grande efficacité liée à l’alignement des intérêts entre les protagonistes, qui permet d’effectuer notamment des due diligence ciblés et rapides.
Guillaume Kuperfils : L’avantage est que les managers de la cible peuvent monter dans le LBO. On leur prévoit généralement une place dès le départ pour favoriser ces opérations de croissance externe. C’est un argument intéressant car tous les managers auront la même place dans le montage.
Olivier Millet : Auparavant, on considérait qu’il y avait trois acheteurs : la Bourse, les industriels et les fonds. Mais une quatrième nature d’acheteurs a émergé depuis quelques années : ce sont nos LPs directement. Le marché secondaire du marché du private equity rachetait historiquement des parts de fonds, mais il a désormais la capacité de réinvestir directement dans l’actif. Une entreprise qui vient de faire cinq ans exceptionnels, mais dont le fonds doit sortir car il lui faut faire tourner ses actifs, peut être directement proposé aux LPs. Un prix de marché est fixé par ces derniers qui va permettre à ces entreprises de poursuivre leur route dans le non coté, avec un actionnariat de nature différente mais géré par la même équipe. C’est ce qu’on appelle le GP-led. Selon moi, il a ses limites car les équipes d’investissement sont douées pour une tranche de vie d’entreprise, une taille donnée. L’équipe que je dirige regarde par exemple les sociétés qui font entre 20 et 40 M€ d’Ebitda. Si on lui demande d’accompagner les entreprises qui font 150 M€ d’Ebitda, elle ne connaîtra pas ses problématiques. Le marché s’est étagé, spécialisé en taille, sectorisé.
Eduardo Fernandez : Abordons également le sujet des acquisitions en consortium, c’est-à-dire des fonds qui s’allient à industriel pour acquérir des cibles large cap. Sur le papier, ce consortium a le mérite d’allier la compétence opérationnelle de l’industriel à la force de frappe financière du fonds. Mais je pense qu’il y a des limites à l’exercice car les corporate ont désormais les moyens financiers de se passer d’un investisseur. En outre, ce genre d’opérations engendre des complexités, notamment concernant la négociation de la liquidité des fonds et le calcul de prix à la sortie, ce qui rende le consortium moins réactif dans un processus compétitif.
Olivier Millet : C’est envisageable pour un fonds si une partie du prix est garantie. Il abandonne un peu d’upside contre une certitude de x fois la mise a minima.
Pierre-Louis Cléro : On entend parler de cet attelage, mais dans la pratique on ne le rencontre pas si fréquemment parce qu’il soulève la question difficile de la sortie de l’investisseur financier à terme et de sa capacité dans ces circonstances à maximiser la valeur de son investissement. Ce que nous observons plus fréquemment ce sont des transactions dans lesquels des industriels restent en minoritaire après une cession de contrôle à un financier pour garder une vue sur le business et bénéficier de l’upside à terme.
Raphaël Mellerio : J’ai rencontré ce type de partenariat lors de rachat, par des ETI, d’actifs plus gros qu’elles, dans un objectif de consolidation industrielle et souvent dans un cadre préemptif. Dans cette configuration, le management de la cible connaît suffisamment bien l’acquéreur industriel pressenti, pour l’informer à l’avance d’une cession prochaine, ce qui donne à l’entreprise en question, qui par hypothèse ne peut financer l’opération sur ses seuls fonds propres, une longueur d’avance pour lui permettre de structurer son financement. Ce type d’opérations reprend d’ailleurs certains codes du LBO : un financement structuré autour d’une dette senior, des fonds de dette et des fonds de private equity investissant en instruments de quasi equity au niveau de la holding opérationnelle de l’acquéreur, une liquidité accordée aux partenaires financiers garantissant un certain niveau de TRI et l’élaboration d’un management package à l’attention des dirigeants de la cible leur permettant d’être associés à la création de valeur, grâce à un certain niveau d’autonomie opérationnelle et une liquidité lisible. En pratique, si la performance est au rendez-vous, l’acquéreur industriel cherche souvent à sortir les partenaires financiers dès qu’il en a la possibilité.
Guillaume Kuperfils : On peut aller chercher la BPI pour faire ce type de dossiers.
Eduardo Fernandez : Des acteurs comme les fonds alternatifs sont une autre option. Ils proposeront alors un instrument hybride avec des coupons PIK à taux fixe plutôt élevés. Pour les fondateurs/managers ayant une part de capital très importante et un business plan ambitieux, ce genre de proposition peut être plus intéressant, car moins dilutif.
Olivier Millet : Pour conclure, il faut tout de même rappeler que tout ce que nous venons de dire peut se retrouver, dans les semaines à venir, totalement à côté de la réalité, du fait du contexte géopolitique tendu sur le continent Européen. Personne ne connaît les conséquences de l’ère dans laquelle nous venons d’entrer. Pour autant, même post-crise, les entreprises auront toujours besoin de se transformer, d’investir et de grandir pour attirer les talents du monde de demain.