Une gouvernance critiquée pour sa « pauvreté »
Dans sa liste de mauvais points adressés à la direction d’URW, le duo Léon Bressler/Xavier Niel pointait également du doigt la gouvernance de la foncière. « Le directoire a été réduit à seulement deux membres, le CEO et le CFO, éliminant la représentation des principaux responsables de business units. Nous considérons cette construction comme celle d’une gouvernance extrêmement pauvre », écrivaient-ils ainsi dans une lettre transmise, le 15 octobre 2020, aux membres du conseil de surveillance. Dans les faits, les directoires des grands groupes sont, il est vrai, généralement plus étoffés. En outre, les deux actionnaires dissidents relevaient que sept des neuf membres du conseil de surveillance avaient voté en faveur du rachat de Westfield. Une transaction qu’ils assimilent à un échec. « Nous attendons désormais beaucoup du conseil de surveillance pour reconsidérer sa perspective avec le recul », poursuivaient Léon Bressler et Xavier Niel, qui justifiaient ainsi leur souhait de voir entrer trois nouveaux membres – dont eux-mêmes – au sein de cette instance.
Si Xavier Niel n’a rien d’un actionnaire activiste, il a tout compris de leurs méthodes ! Fraîchement entré au capital de la foncière Unibail-Rodamco-Westfield (URD), lecréateur de l’opérateur télécom Free a en effet été à la manœuvre, il y a un an, pour contrecarrer les projets de la direction en place et précipiter l’éviction de son président, Christophe Cuvillier. « Un travail de professionnel », se remémore un expert en activisme, qui n’hésite pas à dresser un parallèle avec la « campagne référence » qu’avait conduite le fonds TCI en 2017 pour contester, avec succès, les termes de l’OPA lancée par Safran sur Zodiac.
Un dialogue actionnarial qui n’en a que le nom. En baptisant son plan stratégique RESET, Christophe Cuvillier ne s’attendait probablement pas à ce que la réinitialisation appelée de ses vœux lui coûte sa place. Sous l’effet notamment des épisodes de confinement, URW voit ses revenus plonger durant la crise. Une tendance jugée d’autant plus problématique que le groupe affiche un endettement significatif, supérieur à 20 Mds€. Pour assainir la situation financière, la direction de la société présente en septembre 2020 des mesures choc : des cessions d’actifs à hauteur de 4 Mds, une réduction du dividende versé pour une économie d’environ 1 Md et, enfin, le lancement d’une augmentation de capital de 3,5 Mds. Cette potion amère n’est toutefois pas du goût de Léon Bressler. Après avoir dirigé Unibail entre 1992 et 2006, celui que l’on surnommait le « roi de l’immobilier commercial » au début du millénaire a fondé le véhicule d’investissement Aermont Capital, devenu actionnaire d’URW durant l’été 2019. Selon lui, le groupe n’a pas besoin d’un renforcement de ses fonds propres, mais simplement d’un repositionnement stratégique. Léon Bressler préconise ainsi une cession des centres commerciaux américains, en perte de vitesse, au profit d’un recentrage sur les actifs « haut de gamme » basés en Europe.
Son analyse convainc Xavier Niel, qui devient à son tour actionnaire de la société. Agissant de concert, les deux hommes, qui détiennent ensemble 4,1 % du capital d’URW, exposent leurs vues à Christophe Cuvillier. Si ce dernier écoute les arguments, il ne les entend pas. Et pour cause : le dirigeant, aux commandes de la foncière depuis 2013, fut le principal instigateur du rachat réalisé quatre ans plus tard de l’australien Westfield, propriétaire notamment de nombreuses galeries commerciales aux États-Unis, pour la bagatelle de 20,4 Mds€. Si cette emplette n’a pas porté les fruits espérés, loin s’en faut, Christophe Cuvillier en est persuadé : une fois la crise sanitaire terminée, le marché américain rebondira plus fortement qu’ailleurs, et les résultats d’URW avec. Face à cette perspective, la foncière doit donc maintenir le cap. Et, surtout, conforter son haut de bilan.
Léon Bressler, actionnaire d’Unibail-Rodamco-Westfield
Les proxys favorables au projet d’augmentation de capital. Pour faire entendre leur voix, Léon Bressler et Xavier Niel savent qu’ils disposent de très peu de temps. Nous sommes fin septembre, et le plan RESET doit faire l’objet d’un vote par les actionnaires de la foncière au cours de l’assemblée générale du 10 novembre. Il leur faut dès lors agir vite, et frapper fort. Avec le soutien de la femme d’affaires espagnole Susana Gallardo, par ailleurs compagne de Manuel Valls, ils s’évertuent à démontrer l’échec de la stratégie poursuivie par Christophe Cuvillier ces dernières années et à étayer le bien-fondé de la leur. Les performances boursières d’URW parlent pour eux. Depuis fin 2017, son cours a plongé de près de 86 %, quand celui de ses principaux concurrents, tels Klépierre et Simon Property Group, limitait son recul à 60 % environ. Surtout, les frondeurs veulent rassurer. Certes, l’endettement de URW est bel et bien important (15 Mds€ d’échéances de remboursement jusqu’en 2025), en partie du fait de l’acquisition de Westfield. Mais il reste d’après eux parfaitement soutenable eu égard aux plus de 12 Mds€ de liquidités détenues par le groupe. Dans ce contexte, Léon Bressler et Xavier Niel sont formels : l’augmentation de capital, qui serait extrêmement dilutive, n’a pas lieu d’être. Le 15 octobre, ils synthétisent ces points dans un document de 33 pages, intitulé « Refocus Not Reset ». Afin de toucher la plus grande audience possible, ils créent dans le même temps un site Internet qui, en plus de compiler ces informations, s’impose comme un espace de discussions avec d’autres actionnaires.
L’effet de surprise passé, l’inquiétude gagne progressivement la direction d’URW. Le 19 octobre, elle décide de communiquer pour informer le marché que le « conseil de surveillance s’est réuni et a réitéré son soutien et engagement unanimes en faveur du plan RESET […], seule réponse crédible aux défis auxquels URW fait face ». Et d’enfoncer le clou en martelant que celui-ci « protège les intérêts à long terme de tous les actionnaires ». Réelle conviction ou méthode Coué ? Alors que le tandem Bressler/Niel multiplie les sorties médiatiques et les échanges téléphoniques, le management d’URW pense marquer un point décisif quand, quelques jours plus tard, les principales agences de conseil en vote, en l’occurrence ISS, Glass Lewis et Proxinvest, appellent à soutenir la résolution autorisant la levée de fonds. Pour être adoptée, celle-ci doit recueillir au moins deux tiers en sa faveur. Une cible largement à portée, pense-t-on au sein de l’état-major de la foncière, même si la campagne des actionnaires dissidents a fait mouche auprès de plusieurs gérants. Avant la tenue de l’assemblée générale, certains officialisent leur soutien au plan « Refocus Not Reset », à l’instar d’Amiral Gestion.
Xavier Niel, actionnaire d’Unibail-Rodamco-Westfield - Joël saget
Une assemblée générale en distanciel. Dans ce contexte, il est donc peu dire que la communication d’URW, dans la soirée du 9 novembre, fait l’effet d’un coup de tonnerre. Contrainte d’organiser son AG à distance du fait de la situation sanitaire, la foncière a invité ses actionnaires à voter par correspondance dans le cadre d’un scrutin clos le même jour, à 15 heures. Avec 61,62 % de votes favorables « seulement », la résolution « donnant délégation de compétence au directoire à l’effet d’émettre des actions ordinaires de la société avec maintien du droit préférentiel de souscription est rejetée », prévient le groupe. Le camouflet ne s’arrête pas là. Ayant appelé ses actionnaires à voter contre, les autres résolutions prévoyant les nominations de Léon Bressler, Xavier Niel et Susana Gallardo au conseil de surveillance d’URW sont, quant à elles, approuvées ! Un désaveu complet pour Christophe Cuvillier, dont le remplacement à la tête de l’entreprise lui sera signifié quelques jours plus tard.
Alors que le cours boursier de la foncière a repris des couleurs depuis, avec un quasi doublement, l’offensive menée par Léon Bressler et Xavier Niel fera date. « Parvenir à fédérer un actionnariat aussi éclaté que ne l’était celui d’URW en l’espace d’un mois, contre l’avis de proxys, le tout dans un climat relativement apaisé entre la direction et les actionnaires dissidents : on peut clairement qualifier cette campagne activiste de cas d’école », insiste un banquier. À bon entendeur…
Par Arnaud Lefebvre
Les grandes dates du dossier
16 septembre 2020 : Unibail-Rodamco-Westfield présente son plan stratégique « RESET », qui repose sur d’importantes cessions d’actifs, une limitation des dividendes versés ainsi que sur une augmentation de capital de 3,5 milliards d’euros ;
15 octobre 2020 : emmené par le tandem Xavier Niel-Léon Bressler, alors détenteur de 4,1 % du capital d’URW, Flagship Retail Investment envoie un courrier au conseil de surveillance de la foncière pour l’informer qu’il faudrait contre le projet d’augmentation de capital et en faveur d’une résolution déposée par ses soins, relative à la nomination de trois membres à ce conseil (Xavier Niel, Léon Bressler et Susana Gallardo) ; ses arguments sont exposés sur un site web spécifiquement créé : www.refocusnotreset.com ;
10 novembre 2020 : durant l’Assemblée Générale Mixte du groupe, la résolution donnant délégation de compétence au directoire à l’effet d’émettre des actions ordinaires de la Société avec maintien du droit préférentiel de souscription est rejetée ; les nominations de Léon Bressler, Xavier Niel et Susa Gallardo au conseil de surveillance sont approuvées ;
13 novembre 2020 : Léon Bressler est nommé président du conseil de surveillance d’URW avec effet immédiat ;
18 novembre 2020 : Jean-Marie Tritant est nommé président du directoire d’URW SE, avec une prise defonction fixée au 1er janvier 2021, en remplaçant de Christophe Cuvillier.