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Le monde d'après

On entend beaucoup que le monde d’après Covid sera différent. Que beaucoup d’activités seront impactées et ne reprendront pas de la même manière, que beaucoup de business model vont être modifiés, alors pourtant que nombre d’acteurs économiques espèrent reprendre au plus vite… pour faire comme avant. On peut aussi se demander combien de temps il faudra pour que, de nouveau, le monde redevienne fou et ne tienne plus compte de l’alerte Covid, suivant son penchant à croire dans l’Homme, ou pas trop.
Par Philippe Rosenpick, associé du cabinet Desfilis


Si les conséquences réelles sur les comportements des acteurs économiques ne sont pas, aujourd’hui, aisées à cerner, on peut d’ores et déjà tirer parti de cette séquence pour poser quelques réflexions. Celles qui figurent ci-après sont forcément limitées et, bien évidemment, beaucoup de questions peuvent se poser pour tous les secteurs d’activité. 


1/ Après avoir testé le télétravail, il sera peut-être difficile de ne pas tenir compte d’un futur largement digitalisé. On a pu réussir à faire des opérations de cession, d’acquisition et d’investissement, incluant même un volet financement important, de manière totalement digitalisée. Pouvait-on imaginer il y a encore quelques temps financer une acquisition sans que tous les acteurs soient dans une grande salle, à signer des tombereaux de documents, à lever les CPs une à une pendant des heures, à vérifier les signatures, à vérifier que les écritures soient bien passées dans les registres, etc. ? Sous la contrainte du confinement, on a pu le faire à distance. Continuera-t-on dans ce sens ? Existera-t-il un futur ou plus personne ne se rencontrera ? On peut espérer, en étant positif, que le temps gagné à éviter des réunions fastidieuses sera mieux employé à faire autre chose. Mais cela ne sera pas sans impact sur les relations hiérarchiques, sur le corps social d’une entreprise. Peut-on être patron de salariés que l’on ne voit pas ? Comment créer le lien social nécessaire entre les personnes si on se voit de moins en moins ? Se désincarner, mais jusqu’où et pour remplacer le vide par quoi ? 


Peut-être en tout cas que l’évènement Covid-19 agira comme un déclic pour inciter beaucoup de travailleurs « de bureau », patrons et salariés, à penser qu’il n’est pas nécessaire d’être présent pour faire son travail. C’est en tout état de cause un futur à construire car on n’arrête pas la roue qui tourne et il n’y a aura pas sur ce point de retour en arrière.


2/ Le télétravail induit-il pour l’entreprise qu’elle aura besoin de moins de mètres carrés d’immobilier et donc moins de charges à supporter, en organisant la rotation de ses salariés dans des espaces de plus en plus partagés ? L’espace et le confort d’un bureau illustrait souvent encore le niveau hiérarchique et de pouvoir. Mais si on y va de moins en moins, sera-t-il encore nécessaire d’avoir 3 000 mètres carrés quand on peut faire la même chose avec 1 000 mètres carrés ou moins ? Ne vaudra-t-il pas mieux acheter à ses salariés un PC pour qu’ils travaillent de chez eux, plutôt que d’immobiliser des ressources financières plus importantes dans des mètres carrés inutiles ? Quelle emprise auront la digitalisation et les services par rapport à l’utilisation de mètres carrés devenus des poids morts si on n’en profite pas pour y remettre de la vie autrement ? Au prix du mètre carré de bureaux parisiens, il fallait privilégier les espaces de travail et vitaux sur les espaces plus sociétaux et récréatifs. Les choses s’inverseront-elles dans un univers ou les salariés travaillent beaucoup de chez eux alors qu’ils auront besoin de points de rencontres dans l’entreprise, pour se souder et trouver une appartenance commune ?


Mais de nouvelles inégalités et revendications ne vont-elles pas émerger de ce fait ? Auparavant, les salariés se partageaient des bureaux quasiment identiques sur le lieu de travail. C’est en rentrant à la maison que le mode de vie particulier de chacun refaisait surface. Désormais, pendant les heures de travail, les salariés de même rang hiérarchique travailleront, pour certains, dans un 200 m² avec jardin à une heure en transport du lieu de travail d’avant ; pour d’autres, dans un 35 m² en centre-ville. Dans un quartier de banlieue paisible pour certains, et sur un grand boulevard bruyant pour les autres. Si les premiers préféraient faire du télétravail, les autres se réjouiraient d’un lieu de travail plus « calme » et plus « aéré » qu’à la maison. Si une entreprise souhaite faire des économies sur la location de bureaux, ne doit-elle pas assurer un espace minimal pour certains salariés ? Et quels seraient alors les critères pour avoir le « droit » de venir travailler au bureau ou celui de rester chez soi ?


3/ En matière immobilière, on a souvent entendu dire que les prix ne pouvaient pas vraiment baisser dans les grandes villes « premium » car il y avait beaucoup plus de demandes que d’offres. Mais force est de constater que les prix ont été multipliés par trois en 15 ans et pas les rémunérations, obligeant les ménages à restreindre leurs surfaces habitables et à consacrer une part de plus en plus significative de leurs revenus au logement. Qu’en sera-t-il demain dans une société en récession économique ? Les taux d’intérêt sont déjà si bas qu’ils ne peuvent plus, à eux seuls, motiver l’acte d’achat et favoriser une primo accession que les jeunes générations sont en droit d’attendre. Doit-on s’attendre à, ou espérer, un rééquilibrage du marché pour relancer la demande ? N’est-il pas temps d’arrêter de favoriser un coup une politique de la demande et le lendemain une politique de l’offre, mais plutôt de tout faire en même temps ? Si récession il y a, les tensions seront importantes et le budget des familles à consacrer aux dépenses primordiales ne laissera pas forcément beaucoup de place au rêve immobilier financé sur 20 ans, dans une société ou le taux de licenciements sur une carrière et de divorces éloignera peu à peu de la propriété immobilière telle qu’imaginée au vingtième siècle. Nos enfants vivront peut-être différemment et les modèles du passé sont faits pour évoluer, dont celui de la sacrosainte propriété immobilière, qui sait…


4/ Nombre d’acteurs institutionnels se sont rués sur l’acquisition de murs de commerces depuis des années. Que valent désormais ces murs dans une économie à l’arrêt ou les loyers et les prêts ne peuvent être remboursés ? Ne doit-on pas (enfin) revisiter la réglementation sur les baux commerciaux, ne serait-ce qu’en imaginant quelles conséquences tirer si une nouvelle pandémie remettait tout à l’arrêt durablement ? Nous venons de voir que les notions de force majeure ou d’imprévision ne rallient pas tous les experts juridiques et encore moins les parties à un bail. Le locataire ne peut plus payer, bien malgré lui, et le propriétaire veut être payé pour pouvoir rembourser ses crédits. Ne doit-on pas revoir la réglementation et permettre plus de respiration ? En cas de survenance d’un Covid-20 ? Rendre plus clair les notions de force majeur ou d’imprévision afin d’éviter des contentieux en rafale ? 


5/ En matière hôtelière, il est clair que le marché a surfé sur une bulle, alimentée par le prix de l’immobilier et par les mesures fiscales nécessitant souvent de mettre son argent dans un outil de travail pour limiter l’impôt sur le cash non employé. Et puis un hôtel sans restaurant n’est pas si compliqué à gérer pour un industriel ayant eu à se confronter à des problématiques plus compliquées. Pendant des années, le prix des murs dans la valeur globale d’un hôtel a été exponentiel. Certains en ont tiré de la valeur à court terme en séparant les Opcos des Propcos, se mettant désormais en grande dépendance du tourisme mondial, du gestionnaire de l’actif, de la rentabilité intrinsèque du fonds de commerce. Que vaut un groupe qui n’a plus d’actifs tangibles, mais qui ne repose que sur des contrats, lorsque l’économie est en récession, voire à l’arrêt, ? Que valent les murs d’hôtels lorsque le fonds de commerce est si dégradé que le rendement ne permet plus de servir un loyer convenable et que les locaux ne sont pas transformables en appartements ou en autre chose, selon des critères économiques rentables ? L’emplacement ne ferait finalement pas tout et l’immobilier hôtelier n’était-il parfois qu’un mirage ?


Partout où il y a un couple « fonds de commerce immobilier », les juristes ont passé leur temps à réunir les Opcos et les Propcos et à les séparer en fonction de la séquence économique dans laquelle on était. Dans certains secteurs d’activités, n’a-t-on pas accordé trop d’importance aux Propco ? Avec la digitalisation, le besoin de rendre des services différenciants, les Opcos n’auront-elles pas tendance et être mieux valorisées que les Propcos ? Le Covid marque-t-il un tournant dans les réflexions ? 


6/ En matière de private equity, les interrogations sont multiples.


Ce type d’opérations repose généralement sur des critères simples :




  • l’identification d’une cible qui dispose d’un potentiel de croissance ;

  • la possibilité d’avoir un management investi financièrement pour aligner les intérêts ;

  • une acquisition avec effet de levier, c’est-à-dire financée en partie par de la dette qui a vocation à être remboursée par les cash flow dégagés par la cible et lors de la revente.


Après la crise financière de 2008, on a vu peu à peu se réinstaller les mêmes comportements, poussant à financer les acquisitions avec des niveaux de dettes élevés, souvent remboursables in fine via des financements unitranches. L’idée était de permettre à la cible de continuer à faire des investissements et à se développer plutôt que de servir un taux d’amortissement élevé, l’Ebitda et les multiples devant croître pour permettre de rembourser la dette et une belle revente dans quelques années. Mais un tel modèle ne nécessite aucun accroc dans le développement, puisqu’il s’agit en quelque sorte d’une « boulette » que l’on pousse devant soi et qui devient in fine une grosse boule, les intérêts étant largement capitalisés. « Qui paye ses dettes s’enrichit », a-t-on l’habitude de dire. Ici ce n’est pas le cas et un gros accroc comme le Covid pousse à réfléchir de nouveau à la pertinence de ce type de montage. Il faut certainement s’attendre à une recrudescence des situations de “pré faillite” et un recours significatif aux procédures de mandat ad hoc, conciliation ou sauvegarde suivant les cas. Par ailleurs, les prêts garantis ne feront pas tout car pour nombre de sociétés, il faudra avoir recours à d’autres sources de financement pour continuer à financer leur BFR, leurs Capex, des PSE le cas échéant, passer la vague pour retrouver une activité normale. La structuration des financements sera primordiale. 


Le Covid pousse aussi à s’interroger sur l’identification des cibles en fonction d’un nouveau critère : s’agit-il de sociétés qui seront résilientes ou pas en fonction des différents événements pouvant affecter l’environnement économique, totalement exogènes ? Les VDD stratégiques s’enrichiront peut-être d’un nouveau volet de réflexion. Quid également des Mac clauses qui avaient pratiquement disparu après un bref sursaut à l’issue de la crise économique de 2008/2010 ? Pour emballer la machine, on avait supprimé les Mac Clauses et les conditions suspensives de financement alors même que sur le plan juridique c’était parfois un non-sens, puisque l’essence même d’une opération de LBO est de s’appuyer sur dette externe. Qui a dû participer à un contentieux lorsque les financements ont fait défaut et qu’il n’y avait pas de condition à ce sujet, garde forcément un souvenir assez vif de la situation complexe qui en a résulté


 Et que dire des clauses de prix ferme avec Lock box, sans ajustement à la date de réalisation ?


 Comment acheter ou vendre une société en 2020/21 dont l’Ebitda, contre toute attente, s’est effondré ? Comment rendre compatible la durée du fonds avec le retour à la normale et la perspective d’une cession ? Prévoir un horizon de liquidité relevait toujours d’un exercice un peu divinatoire, mais le Covid rend l’exercice encore plus aléatoire si l’on essaie d’imaginer que sur la durée d’un investissement il peut y avoir un Covid-20 ou 21.   


Enfin, on peut s’interroger sur les niveaux de multiples et d’endettement acceptables alors que l’Ebitda 2020 et 2021 de nombre de sociétés seront très dégradés ou aura du mal à reprogresser comme dans le monde d’avant. Si la situation économique exceptionnelle demande aux banques de continuer à financer les entreprises, celles-ci devront toutefois faire face à beaucoup de contraintes propres, rendant la dispensation des crédits plus sourcilleuse. Les ratios dette sur equity risquent de changer, l’effet de levier et l’exigence de TRI généreux diminuer. Mais parfois le malheur des uns pourra faire le bonheur des autres, surtout pour ceux qui disposeront des liquidités nécessaires et de la confiance de leurs investisseurs, les rendant capables de réaliser des opérations rapidement en achetant de très belles entreprises … à moindre coût. 


Une chose est certaine : le monde d’après est encore difficile à cerner mais ça “peut swinguer” !

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